Considérant que le paysage est bien moins une volonté de représentation que la résultante du mouvement, d’un corps faisant l’expérience de son agissement dans et par la nature, d’un déplacement, Edouard Decam est l’auteur d’une œuvre intitulée Paysages involontaires, exposée à l’Espace Contretype de Bruxelles.
S’intéressant notamment aux infrastructures ayant modifié par leur présence l’espace pyrénéen, le photographe documente jusqu’à l’abstraction des lieux recelant un secret, peut-être une blessure.
Il faut pour cela faire preuve d’une très grande sensibilité aux infimes variations perceptibles dans un territoire donné.
Ayant une formation d’architecte, le regard qu’Edouard Decam porte sur les lieux n’est pas celui émanant d’un simple passage, mais d’une inscription durable dans un endroit pensé comme laboratoire de recherches en plein air.
De façon plus essentielle encore, l’artiste situe sa pratique entre physique (de la marche), métaphysique et fantastique, élaborant une œuvre à la fois rigoureuse, d’inquiétante familiarité et de sensation d’unité complexe entre l’humain, l’objet, et le paysage naturel dont il constitue désormais pour très longtemps la nouvelle identité.

Comment définissez-vous la notion de paysage ?
Le paysage correspond à la fois au regard porté et à l’action du vécu. De plus en plus, je vois dans mes photographies, dans les images en mouvements ou encore dans les installations que je réalise, une nécessité de comprendre la nature dans l’expérience d’y être. Mes premiers travaux sur les infrastructures en montagne prenaient très à la lettre cette notion de paysage : dans la photographie chaque lieu devenait paysage et je pouvais alors me l’approprier. C’est dans le temps, durant les années passées à arpenter les Pyrénées à la recherche d’indicibles détails d’architectures que j’ai commencé à comprendre que la notion de paysage ne dépendait pas du point de vue mais bel est bien de l’emplacement du corps dans ces lieux, du déplacement, de l’exploration. Je crois aujourd’hui chercher de plus en plus dans la nature une initiation, une pratique physique et le paysage se construit alors dans ces mouvements. Les architectures et les recherches scientifiques sur lesquelles je pose mon regard sont des connecteurs, mais c’est bien dans les déplacements que les liens qui unissent l’homme à la nature apparaissent. Le paysage n’est plus l’acte d’une vision, une action de représentation, mais celui d’un mouvement.

Pourquoi avoir intitulé votre exposition Paysages involontaires ? Faut-il comprendre que, in fine, la nature ayant perdu une certaine forme d’innocence au contact de l’humain, tout fait malgré tout paysage dans l’objectif photographique ?
Le titre Paysages involontaires fait effectivement référence à l’action de l’humain. Mais je ne crois pas en revanche qu’il y ait une perte d’innocence à son contact ; plutôt une sorte de sublimation où il est enfin possible de déceler des connexions entre l’homme et le naturel, saisir des espaces où justement la nature devient paysage. Mais l’intervention de l’homme ne fait-elle pas déjà paysage ? « Involontaire » met en exergue les lieux de mes images, comme si la nature par l’action de l’homme devenait paysage et que je venais sur cette couche apporter moi-même une représentation. Apparaît alors un paysage dans le paysage, cette dimension invisible que je tente inlassablement de saisir dans mes projets de recherches.
Le titre Paysages involontaires fait alors plus référence à cette dimension cachée dans laquelle le paysage regardé n’est pas celui que l’on voit mais un nouveau, imperceptible, qui n’apparaît alors que dans les prises de vues. L’insondable prend forme au travers de ces images construites dans le mouvement, dans l’expérience des lieux.
La question de l’indemne se pose-t-elle pour vous ?
Je ne suis pas sûr de vraiment saisir l’ampleur de cette notion. Je ne m’étais jamais posé cette question auparavant et pourtant maintenant qu’elle est évoquée, je pense que c’est un concept qui m’accompagne en permanence.
Je conçois et construis mon travail de photographie autour de l’expérience des lieux. Il m’est impossible de penser mes images sans avoir vécu le lieu de leurs prises de vue. Le temps est une constante de recherche qui, dans l’attente, l’expérience, la déambulation conduit les lieux à se révéler. Et c’est bien dans cette initiation de l’espace que l’indemne pourrait se poser. En effet, à l’inverse des artistes du land art, je crois que ce qui nous connecte à la nature est déjà présent dans les lieux, sans avoir besoin d’y intervenir. J’essaie donc juste de m’immiscer dans un espace, le connaître par l’expérience de la marche et de la contemplation jusqu’à ce qu’il s’expose. C’est alors que l’acte photographique peut être réalisé. Il faut donc d’une part être le plus à même d’être sensible au lieu tout en essayant de l’altérer le moins possible. La condition de pureté, ou plutôt capter les lieux tel qu’ils sont, sans y apporter de quelconques modifications me semble donc essentiel.

Pourquoi avoir utilisé le moyen format ?
Le moyen format est un appareil que j’utilise depuis le début de mes recherches, en 2006. J’y trouve tout d’abord dans la focale, un 85mm, une nécessité de m’impliquer physiquement dans les photos. C’est une focale difficile pour appréhender le paysage, car très serrée et plus destinée au portrait. Elle m’oblige à continuellement me déplacer dans les sites pour trouver l’endroit le plus juste pour réaliser des prises de vues. Pour le paysage, cette focale est presque impossible à utiliser. C’est alors le corps qui doit supplanter ce problème, bouger sans cesse pour enfin s’approprier le cadrage recherché.
Le format carré apporte lui énormément de rigueur dans ces cadrages et me permet de vraiment composer et construire ce que je regarde. C’est sûrement une émanation de ma formation d’architecte qui permet finalement de retranscrire au mieux ce que je cherche dans ces lieux : des rapports frontaux, des portraits de montagnes, des détails où les notions d’échelles se confondent, des associations de textures et de matières construites par l’homme et la nature.
Je crois avoir pris l’habitude de travailler avec cet appareil qui, d’une certaine manière dans les contraintes qu’il apporte, m’oblige à être très précis dans les prises de vues, à m’investir corporellement et finalement à vivre les lieux avant même de les prendre en photo.
Plus techniquement, c’est aussi une qualité d’image nécessaire pour représenter au mieux dans une seule et même photographie des détails et un ensemble. Travailler à l’argentique a aussi la particularité de fonctionner par tous temps sans avoir de problème d’électronique ou de batterie. Le négatif lui-même, comme preuve tangible de l’image prise, m’accompagne aussi dans une nécessité du réel, du vécu.
C’est je crois l’ensemble de ces composantes qui continuent de motiver mon choix du moyen format.

Vous êtes très sensible aux architectures et à ce que le photographe Guillaume Bonnel nomme les orthèses, soit l’ensemble des interventions faites par l’homme sur la nature dans une dimension d’urgence. Il écrit ainsi dans un livre paru en 2017 chez ARP2 Editions : « L’orthèse est une hypothèse qui postule que dans certaines circonstances, et notamment dans les situations contraintes inhérentes aux zones d’altitude, les actions de l’homme sur le paysage prennent une dimension d’urgence instinctive, pour ne pas dire archaïque, et s’apparentent à une forme d’orthopédie ou de chirurgie à grande échelle. » Qu’en pensez-vous, vous qui photographiez souvent dans le massif pyrénéen ?
Je crois effectivement que les actions de l’homme sur la nature impliquent cette idée d’orthèse. Je ne m’étais jamais posé la question de cette manière. Mes projets cherchent ces situations d’interdépendances; j’ai souvent l’impression que c’est dans ces « contraintes inhérentes » qu’apparaissent les détails que je suis venu chercher. Depuis mes premiers travaux, la notion d’architecture comme miroir du paysage accompagne mon regard. Mais ce reflet ne peut exister que dans les connections qui lient nature et architecture ; il n’apparaît que dans les créations de ces « orthèses » et ce sont elles que je viens regarder, photographier et filmer.
En extrapolant cette idée, qui me semble apporter de nouveaux éléments à mes travaux, je crois que ces « chirurgies à grande échelle » sont les connecteurs de l’homme à la nature. Les examiner, porter un regard sur ces lieux permet de s’associer au paysage.

Vous avez travaillé très régulièrement en Espagne. Quelle est votre attache à ce pays ?
J’y vois une terre d’exploration. Voilà près de quinze ans que je parcours les Pyrénées à la recherche de lieux, d’architectures, de morphologies, de typologies naturelles et artificielles. Le versant pyrénéen espagnol a depuis toujours piqué ma curiosité. Nous allions avec mes parents passer des vacances sur la Costa Dorada. Deux jours en 2cv étaient nécessaires pour nous rendre de Bordeaux à Tarragone et la traversée des Pyrénées était le point d’inflexion où basculaient météo, géographie et architecture. De ces voyages j’ai longtemps gardé un souvenir fasciné des montagnes, des gorges, des lacs artificiels qui se succédaient, des infrastructures qui les accompagnaient : barrages, tunnels, routes étroites. Béton et montagne.
C’est le point de départ de l’ensemble de mes investigations, d’un attrait particulier pour le paysage et peut-être même, sans le savoir, de ma formation d’architecte. J’y réside depuis par intermittence, et ce pays continue de provoquer en moi une sensation d’éloignement, un territoire de voyages, comme si chaque fois que je le parcourais je partais en exploration.

Pourquoi photographier de façon récurrente des observatoires astronomiques ?
Les observatoires astronomiques sont arrivés assez tard dans mes recherches. Au début, je contemplais d’un côté les architectures en lien avec la nature et de l’autre les recherches scientifiques qui tentent inlassablement de comprendre les origines de la vie. Mais je sentais, et de plus en plus aujourd’hui, que tout se passait dans la nature et moins dans les laboratoires. En 2012 ma résidence à la Casa de Velázquez m’a ouvert un nouvel espace de recherche où architecture, nature et science se confondaient enfin dans les observatoires astronomiques. Une première recherche photographique m’a conduit durant quatre ans à observer, explorer et vivre ces lieux. J’y sentais et y perçois toujours une superposition de regards et de couches temporelles qui demandent d’y consacrer de longues périodes pour les observer. En 2016, j’ai eu l’occasion de passer un mois à l’observatoire du Pic du Midi, dans les Pyrénées, pour réaliser le film Volva. Cette expérience a été essentielle sur l’évolution des mes travaux. Les observatoires ont cette puissance à la fois physique des lieux extrêmes et métaphysique de notre rapport au monde et à l’univers. L’importance d’y vivre, même sur de courtes durées, continue de construire ma relation avec la nature ; les images qui en résultent découlent de ces expériences.
Je trouve aussi de plus en plus la nécessité de passer et repasser dans les lieux. Je crois vraiment dans l’infini des lieux et chaque séjour m’apporte de nouveaux détails. Les observatoires m’accompagneront donc encore un moment dans mes projets.

Accordez-vous à vos photographies une dimension doucement fantastique ?
Il y a effectivement dans mes images une part de fantastique qui se confronte au côté presque documentaire des photographies. Mes sujets de recherches portent sur cet interstice, cette ou ces dimensions qui nous entourent et auxquelles nous ne prêtons pas forcément attention. Il y a un aspect très fictionnel que je recherche dans le réel et je crois que cette notion peut amener à percevoir le monde, et donc les prises de vues qui en découlent, d’un nouveau point de vue qui pourrait certainement rentrer dans le champ du fantastique.
Mes projets cherchent à représenter ces dimensions invisibles qui nous entourent.
Propos recueillis par Fabien Ribery

Edouard Decam, Paysages involontaires, texte Emmanuel d’Autreppe, traduction Chris Bourne, design Matthieu Litt, Contretype / L’image sans nom, 2019 – 100 exemplaires
Exposition à l’espace Contretype (Bruxelles), du 6 novembre 2019 au 12 janvier 2020
Belle découverte même si le thème m’attire moins. Belles fêtes …
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