
Très inspirée par l’imagerie scientifique et l’univers astral, Stéphanie Roland a bâti en collaboration avec la maison d’édition hollandaise The Ericksay Connection un livre de grande singularité par sa beauté visuelle et sa dimension expérimentale, Event Horizon / L’Horizon des Evénements.
« Survivaliste de manière fictionnelle », l’artiste en résidence au Fresnoy (Tourcoing) ne cesse de questionner les formes d’un possible futur, selon la logique d’une démarche très informée par les recherches de la physique moderne.
Construit telle une architecture ouverte, Event Horizon déploie ses visions comme des manifestations de surprésence, portraiturant des enfants de grande gravité.
Nous sommes ici aux marges du visible, dans un rêve éveillé ayant valeur d’anticipation.
On comprendra dans l’entretien qui suit la profondeur des réflexions de Stéphanie Roland concernant la science, la poétique de la disparition, et l’inédit du monde qui vient.

Votre premier livre, Event Horizon / L’Horizon des Evénements, est-il tel que vous le rêviez ? Comment avez-vous travaillé avec le designer Rob van Hoesel ? Qu’est-ce que la maison d’édition hollandaise The Ericksay Connection ?
Oui, absolument. Et j’en attribue le crédit à mon éditeur, Rob Van Hoesel, de The Eriskay Connection. Le processus créatif avec lui a été très fluide, on était sur la même longueur d’onde car on partage des codes à la fois esthétiques et conceptuels dans le domaine de l’édition, ainsi que des envies communes pour ce livre. Il s’est beaucoup impliqué dans le processus complet et a une vue très juste sur un corpus que je connais peut-être trop bien. Grâce à l’édition, au rythme et à la conception du livre, mon matériel photographique a même pu me surprendre. Pendant la production, j’étais assez nerveuse quant au résultat mais, quand j’ai vu la première personne feuilleter le livre, cette peur s’est envolée. Aujourd’hui, le livre vit sa propre vie, avec bonheur.

Comment avez-vous choisi les couleurs, déterminantes symboliquement, de votre ouvrage ? Pouvez-vous déplier la dimension expérimentale de votre opus ?
Le bleu foncé est très présent dans une majorité de mes photographies, car je suis très inspirée par l’imagerie scientifique et astronomique, dans le sens où j’ai longtemps voulu rapprocher certains objets du quotidien d’un cosmos lointain et mystérieux. Mes sources ont été multiples dans ce sens car, adolescente, j’ai lu beaucoup de vulgarisation scientifique, qui représentait un cosmos bleu foncé alors que maintenant, en ayant approfondi mes recherches et collaborations avec le monde scientifique, je me représente le cosmos plus à la manière d’un négatif, plus couramment utilisé pour les observations, car il n’est pas toujours nécessaire de remettre l’image en positif pour étudier un astre. Cette dimension a un impact sur mes pièces actuelles. Par exemple, mon installation Dead Star Funeral, qui imprime des négatifs d’étoiles mortes de la base de données de la NASA puis les détruit jusqu’au dernier atome dans l’eau.
Ce livre est une expérimentation sur le processus d’impression, nous avons utilisé un monochrome bleu qui parcourt tout le livre en surimpression sur un papier, lui aussi bleu. Cette couche bleue est intégrée dans toutes les photographies du livre, ce qui leur donne cette couleur d’une grande intensité.

Pourquoi l’inscription de chiffres allant de 2099 à 2199 au bas des pages ? Que faut-il comprendre ?
Des images mentales d’enfants qui explorent leur propre vision du futur jalonnent le livre.
On souhaitait jouer avec les codes de numérotation d’un livre et y faire refléter le passage du temps, l’anticipation d’un siècle inaccessible mais proche de nous.
Vous êtes actuellement étudiante/résidente au Fresnoy, à Tourcoing. Qu’y apprenez-vous d’essentiel ? Sur quel projet avez-vous été reçue ? Comment utilisez-vous les ressources de ce formidable lieu de création ?
Le Fresnoy est un lieu fantastique, où une équipe nombreuse travaille intensément à rendre nos idées les plus tangibles et abouties possibles. On apprend énormément dans l’observation des projets des autres résidents, qui sont très talentueux et ont des profils très variés. Sans rentrer dans une technicité intense, des workshops, selon nos besoins, nous font découvrir les potentialités de différentes techniques audiovisuelles, qui pourraient enrichir nos projets. Personnellement, la révélation s’est faite au niveau du son. J’avais déjà pas mal d’expérience technique en image et en film, je me suis donc concentrée en début d’année sur ce domaine que je connaissais très peu. On a abordé les premières bases de l’enregistrement des voix-off, les bruitages, prises de sons d’ambiance, création de Sound Design. Non seulement c’était très ludique mais ça nous a aussi donné le sentiment enivrant de pouvoir créer des sons nous-mêmes, ou de faire des prises de son d’un film artisanal en toute autonomie. Je passe également mon temps dans le pôle installation, où une équipe compétente et enthousiaste m’aide à réaliser des expériences avec la gravure laser.
Mon projet pour le Fresnoy a pour sujet les îles fantômes, ce sont des îles qui ont été présentes pendant un certain temps sur les cartes mais n’ont jamais vraiment existé. De nombreuses causes peuvent expliquer ces fictions géographiques: intérêts géopolitiques et économiques, copyrights cartographiques, rumeurs, mèmes, hoax, légendes, etc.
Elles n’ont jamais existé physiquement mais ont eu des impacts réels sur le monde occidental. Dans une perspective contemporaine, le phénomène des îles fantômes anticipe l’ère actuelle de Post-Vérité, dans laquelle les vérités, les demi-vérités, les mensonges, les fictions ou les rumeurs sont facilement interchangeables. Je prépare une installation qui se compose d’un film, d’un livre d’artiste et de photographies gravées au laser sur marbres.

La notion d’événement est très complexe philosophiquement. Comment l’entendez-vous ?
Ici, la notion d’événement s’entend plus dans le contexte astrophysique de la théorie de la relativité, comme une limite au-delà de laquelle les événements ne peuvent pas affecter l’observateur. L’horizon des événements d’un trou noir désigne une surface autour de celui-ci, d’où aucun objet, ni rayon de lumière ne peut jamais échapper car la vitesse de libération du champ gravitationnel y est supérieure à la vitesse de la lumière, ce qui entraîne une déformation de l’Espace-Temps.
C’est spéculatif, mais si on observait une personne ou un objet entrer dans l’horizon des événements, notre observation serait tout à fait ralentie, on ne le verrait pas rentrer dans l’horizon des événements alors qu’en nous regardant, cette personne aurait une impression d’accélération extrême du temps, le temps d’une civilisation entière évoluerait presque sous ses yeux. Cette notion rejoint de nombreux aspects de la photographie qui m’intéressent, sa dimension invisible, le travail sur la lumière et le temps, la position de l’observateur.

Event Horizon pioche-t-il dans l’ensemble de vos archives ?
Il pioche dans les photographies d’un premier cycle, réalisées entre 2010 et 2016. Je ne travaille pas par séries photographiques claires et délimitées, avec une rigueur documentaire stricte, mais plutôt en créant des arborescences, qui parcourent différents médiums. D’une photographie peut naître une installation, la suite logique d’une sculpture peut être un film. Une photographie peut vivre seule dans une exposition. Le travail reflète un processus d’expérimentations et d’essais encadré par certaines thématiques.

Il y a dans vos photographies un mystère de l’ordre de la présence d’un monde extraterrestre. Etes-vous survivaliste ?
J’espère opérer dans mon travail une science-fictionnalisation du quotidien, les notions de futur et d’anticipation m’ont toujours intéressée. Plus j’avance dans mes recherches et lectures sur les champs encore inconnus des Sciences, plus je constate leur immensité, presque vertigineuse, je n’exclus donc certainement pas certaines hypothèses.
Même si j’ai abandonné l’idée de constituer un garde-manger dans un bunker anti-atomique en dessous de ma maison, je suis survivaliste de manière fictionnelle dans certains de mes projets. Pour préparer le projet SAF/VE, End of the World Party, réalisé en collaboration avec le collectif Transquinquennal, nous avons beaucoup communiqué avec Vol West, un libertarien survivaliste français qui vit dans le Montana, il nous a fait découvrir des aspects moins sensationnalistes du mouvement qui se concentre sur l’indépendance, la résilience et une volonté d’autonomie par rapport à un monde matérialiste.
Nous avons donc créé une performance multidisciplinaire pendant un festival à Bruxelles : SAF/VE, End of the World Party débute par la création d’une fondation fictive qui aiderait les citoyens à survivre à la fin du monde, oxymore en soi. La première phase consistait dans la tenue d’un stand où l’on informait et inscrivait des participants à notre workshop de survie, deux mois plus tard. Un site internet a été créé pour que le public puisse downloader anonymement ses souvenirs, fichiers et documents informatiques, ceux-ci survivraient à la grande catastrophe. Suite à une campagne sur les réseaux sociaux, il s’est rapidement rempli pendant ces deux mois. Le deuxième temps était un workshop où les participants apprenaient la survie, selon différentes approches comme La gastronomie dans un bunker anti-atomique, ou Comment faire un feu quand on est entouré que de meubles IKEA ? On a offert à tous un champagne mélangé à un Bleu de Prusse protégeant leur corps de la radioactivité. La session s’est terminée par un rituel d’enfouissement en terre de la capsule mémoire contenant tous les fichiers uploadés durant lequel nous faisions chanter aux participants dans chants célébrant les fichiers informatiques.
Extrait
For the end of the world,
No need for money,
My MP3s, my AVI?
Upload them, there
My axe, my shotgun?
Bring them too (…)

Un livre tel que La dimension cachée d’Edward T. Hall vous a-t-il inspirée ? Etes-vous lectrice de James Graham Ballard ?
Je n’ai jamais lu La dimension cachée, il est maintenant sur ma liste de livres à lire!
Oui, je suis une grande lectrice de Ballard, je trouve ses visions du futur convaincantes, justes et sombres. Sa Trilogie de béton, sous des dehors futuristes, aborde de manière percutante le présent : accélération, accident (Crash), indifférence à l’autre, précarisation et perte du réel (L’île de béton), architecture anxiogène, lutte de classe (I.G.H.). Il traite, de manière fictionnelle, les questionnements passionnants sur l’accélération, développés par Paul Virilio.

A quoi pensent les enfants de votre livre ? Sont-ils des mutants ?
Ce sont des enfants tout à fait normaux, ils se sentent emprisonnés, à un moment donné, par leur propre image et leur éducation. Ils pensent au Futur car leur présent est asphyxiant. J’ai toujours été frappée de la manière majoritairement naïve et simpliste, exceptions faites de certains artistes bien sûr, avec laquelle on représente les enfants. C’est la projection anxieuse d’un fantasme parental, alors qu’un enfant est riche, subtil, complexe, parfois sombre et introspectif. Il peut avoir des terreurs nocturnes, voir des monstres et parler aux fantômes.
Vous êtes très sensible aux structures, aux architectures, ainsi qu’aux modélisations scientifiques. Comment travaillez-vous ? Quelle est votre méthode ? Discutez-vous avec des chercheurs de toutes disciplines ?
Je suis passionnée par l’Architecture et fais régulièrement des voyages avec mes amis qui ont pour but d’explorer, dans une certaine zone géographique, toutes les réalisations de certains grands architectes, comme des pèlerinages: Peter Zumtor, Frank Lloyd Wright, Kenzo Tange, Louis Kahn, Alvar Aalto, Tadao Ando, Buckminster Fuller, Claude Parent, etc. Lors de ces trips, j’ai ressenti un intérêt particulier pour le mouvement métaboliste japonais, qui s’est concrétisé par un projet, encore inachevé, sur la Nagakin Capsule Tower : sa dimension biologique et son utopie déchue m’ont beaucoup inspirée. Je pourrais ajouter que la Photographie d’Architecture est quasiment ma seule activité de commande, à côté de mon travail personnel, mais je ne la qualifierai jamais d’alimentaire, car j’apprécie énormément ces rencontres avec des lieux et leurs architectes.
Quant au processus pour mon travail personnel, j’ai longtemps photographié des bâtiments qui me semblaient utopiques, aux marges de la réalité et de la fiction. Puis, j’ai progressivement commencé à créer des croquis de bâtiments imaginaires mais réalistes, qui sont ensuite traduits en 3D par un collaborateur architecte, ce sont donc pleinement des fictions architecturales.

Pourquoi tant de pages sans image dans votre livre ?
Parce que nous ressentions la nécessité de créer des pauses, des zones de vides entre certaines images. La succession des pages sans images et le rythme qu’elles créent, mettent en évidence le déroulement du temps, sa répétition, de manière physique. Elles reflètent également la temporalité d’un voyage dans l’espace, où l’on peut traverser longtemps des espaces vides de l’univers, or ces zones s’agrandiront probablement au fil du temps, car notre univers évolue vers l’extension, les planètes seront de plus en plus isolées les unes des autres.
Le cinéma de Tarkovski vous nourrit-il ?
Je suis admirative de la façon dont il traduit ses questionnements métaphysiques dans la matière même du cinéma : rythme, longs travellings, décors, etc. Peu d’artistes ont abordé aussi profondément que lui l’impossibilité de l’homme de formuler ses désirs réels. En lisant son livre Sculpting in Time, ses textes sur le rôle de l’artiste ont eu également beaucoup d’impact sur moi : l’engagement de l’artiste est absolu et complet, on ne peut sortir inchangé d’un projet artistique. Il cite Pasternak :
Keep awake, Keep awake, artist
Do not give in to sleep
You are eternity’s hostage
And prisonner of Time

Comment exposeriez-vous votre livre ?
Avant d’être rassemblées dans ce livre, ces photographies ont beaucoup été exposées, c’était leur première vie. Etant donné que j’ai commencé ma vie d’artiste et d’expositions avec ce cycle, son accrochage a fait l’objet d’une évolution au fil du temps, de tests et expériences. Il fonctionne par associations, rythme dans l’espace, comme le montage d’un film. J’ai toujours travaillé en parallèle sur des photographies et des films, cela se ressent dans les images et leur rythme d’accrochage, qui s’adapte au lieu. La narration ouverte est reconfigurée pour chaque lieu.
Comment envisagez-vous de prolonger et faire évoluer vos réflexions concernant le dialogue entre le visible, l’invisible et l’insu ?
Les réflexions présentes dans L’horizon des événements convoquent la sphère de l’intime, la famille, l’enfance. Elles reflètent également une certaine périodes de ma vie, où plusieurs deuils m’ont conduite à des interrogations sur ma sphère personnelle et sa dimension invisible. Ensuite, vers la fin de ce cycle, cette étude du caché s’est déplacée vers une dimension plus globale et collective du monde occidental, de la société dans laquelle je vis. Les systèmes complexes des sociétés occidentales créent, à travers leur fonctionnement, des zones ambiguës où s’opère une confusion entre réalité et fiction. Je m’intéresse maintenant aux entités immatérielles, invisibles et négatives directement générées par notre système et dont elles font partie intégrante et l’influencent. Je questionne les possibilités de représentation de ces fantômes de la civilisation occidentale: îles fantômes, produits financiers, listes noires d’aviation, Deep web, écrivains fantômes, etc; j’essaie d’incarner ou de proposer des scénarios multidisciplinaires autour de ces phénomènes cachés, en oscillant présence physique et immatérialité, apparition et disparition.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Stéphanie Roland, Event Horizon / L’Horizon des Evénements, design Rob van Hoesel, The Ericksay Connection (NL), 2019 – 750 exemplaires
