
« La puissance résurrectionnelle – la seule vraie valeur des œuvres d’art – ne fait jamais qu’attendre la nuit, la très profonde nuit pour enfin se réveiller. »
Certains livres viennent à vous – un cadeau d’ami, une flânerie dans une bibliothèque ou une librairie de référence, le hasard d’une conversation -, dont vous savez immédiatement qu’ils vont compter et vous accompagner longtemps.
Ainsi Camille morte, du peintre et essayiste Jean-Paul Marcheschi, petit ouvrage de grande densité publié, comme plusieurs de ses derniers livres, par les éditions Art3 de Nantes.
A partir du tableau de Monet intitulé Camille sur son lit de mort – le maître des couleurs le mit au secret, avant que celui-ci ne réapparaisse en 1963 à l’occasion du don fait par Katia Granoff à la galerie du Jeu de Paume, Louvre -, Jean-Paul Marcheschi s’interroge sur le geste de peindre face à la mort et à la défiguration.
En peignant sa première épouse, Camille, décédée après une longue agonie le 5 septembre 1879, Monet a peut-être réussi l’insurmontable : métamorphoser la mort en fleurs de pure couleur, en concluant, telle est l’intuition géniale de Jean-Paul Marcheschi, « un pacte obscur avec l’eau », ouvrant sur la folie extatique des Nymphéas.
Face au spectacle atroce et fascinant du visage perdu, enfui, retiré, de la femme aimée, l’ami de Clémenceau aura su se saisir de ses pinceaux de chagrin pour inventer « le premier, le plus beau, le plus émouvant de ses Nymphéas ».
S’accomplit alors un voyage au royaume des ombres, une plongée dans le fleuve Léthé menant singulièrement au paradis.
« Rien de moins rétinien que le dernier Monet, analyse, contre l’ironique Cézanne, Jean-Paul Marcheschi : magistrale intelligence de la main, philosophie supérieure à toute philosophie, utilisation systématique de la palette chromatique jusqu’à l’épuisement de ses ressources, orgasme continu dans la couleur. Falaises d’eau dressées, Niagara sanglants, mer hérissée d’iris multicolores, eaux stagnantes, Ophélies décomposées, pures coulées flamboyantes, tracées de ses doigts, fils phosphorescents dans la nuit de cobalt, liquides amniotiques ; placenta infernal, enfin sublimé, de la morte. »
A la façon du grand vivant Hemingway, une expression scande ici le texte sublime du regardeur écrivain : « L’adieu au visage ».
« L’adieu au visage »
« L’adieu au visage »
Il y a dans la volonté de peindre face à la mort un geste archaïque, premier, essentiel, accomplissant un débordement du deuil par l’infini des nuances déroutant l’égarement.
« Là où il n’y avait rien, il se met à y avoir des degrés, des « tons de bleu, de gris, de jaune ». A l’irrémédiable « pour toujours » de la mort, succède le « pour toujours » de l’art qui, à la différence du cadavre, lui survivra. L’événement mortel sera vécu très différemment selon que l’on possède ou non un langage suffisamment fort qui le recueille et, plus extraordinaire encore, le convertisse en une métamorphose nouvelle. »
C’est dans le tragique que Monet réinvente son art, le prolonge en l’ensauvageant, en le radicalisant.
Dans la surface de la toile, la perte se dilue, qui devient pur signe végétal, algues inouïes, corps flottant, vita nova.
La nuit est là, dans son apothéose de lumières, dans les Nymphéas, plantes proustiennes, écho du Paradis du Tintoret au palais des Doges à Venise.
« Et si la peinture, conclut magnifiquement Jean-Paul Marcheschi, – son objet – était la longue, la difficile reconquête de la première vision : Ur-vision – non maculaire, non analogique – mais périphérique, préhistorique, infra-sémantique, celle qui se dépose et demeure dans le cerveau reptilien tout au long de l’existence ? »
Monet devenant aveugle s’est fait « œil-mémoire », œil-fleuve, œil-phusis.
Jean-Paul Marcheschi, Camille morte, Notes sur les Nymphéas, Editions Art3 (Nantes), 2012, 48 pages
Dernier livre publié de Jean-Paul Marcheschi, Cayenne, Quartier de la Réclusion, textes de Pascal Quignard et Jean-Paul Marcheschi, Art3 Plessis Editions, 2020
Lire sur ce livre ma chronique du 21 mars 2020 parue dans L’Intervalle