Quelque chose va se produire, se produit, nous sommes trop tristes, trop isolés, trop malades, trop inquiets.
Il nous faut des astres, et des brassées de rires, et des mains à serrer, et des bouches à aimer.
« C’était une nuit extraordinaire, écrit Jean Giono. Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit. »

Quelle joie en ces temps contraints, contrits, contre-nature, de découvrir ainsi, comme un éclatement d’herbe fraîche, le dernier numéro de la revue Possession Immédiate, construite par l’artisan artificier John Jefferson Selve.
Numéro ou volume, puisque la composition est ici musicale, savamment polyphonique (la chorale est très belle), diablement sauvage dans le désir et l’envie d’être ensemble, de bâtir une contre-société dans l’affection et le bruit neuf.
Intitulée « Seule la joie retourne », c’est en 2020, après Baruch Spinoza (L’Ethique, 1677, ou la joie comme puissance), Jean-Sébastien Bach (cantique 147, 1723) et Jean Giono (Que ma joie demeure, 1935), une proposition de renversement du monde par l’expérience de la révolution intérieure dans la joie.

John Jefferson Selve, gionesque : « Toutes les âmes fortes en leur point de lumière devraient être perçues dans leur principe même d’infinie sécession. »
Il y a dans ce numéro beaucoup de nuits espérant des matins fraternels, des présences animales, dangereuses ou bénéfiques, des enfants à consoler ou avec qui faire la course, comme chez Goliarda Sapienza, des étreintes extatiques.
La joie est une donnée, une conquête, une endurance, une forme à construire.

Erotisme des collages enflammés de Julien Langendorff, à la façon de l’incontournable André Stas en ses flèches d’obsessions surréalistes.
Douceur de la série photographique en aplats de couleurs de Mary Baldo : place à l’enfance, ses mystères, ses élans, ses expérimentations.
La romancière Clarisse Gorokhoff, très fitzgéraldienne : « Il est un peu plus de 21 heures, nous avons soif et comptons boire. Les coupes, fines et élancées, posées comme des ballerines sur de larges plateaux qui tournoient parmi les gens : nous nous ruons dessus. (…) Entre deux gouffres, la nuit pétille – et sera nôtre. »

Grâce d’un nu féminin du cinéaste Michaël Blin, compagne aux mamelons épanouis des muses de Jean-Claude Bélégou murmurant dans le contrejour : Noir Limite, aime-moi !
Chez Ferdinand Gouzon, la joie se fait nostalgique – « L’enveloppe numérique n’existait pas encore, merci Seigneur, deux ou trois cafés où on avait nos habitudes suffisaient à nous retrouver entre amis. La rôtisserie portugaise à l’angle des rues Rochechouart et Dunkerque par exemple, où toute une bande se goinfrait de poulet et se saoulait au vin rouge, des heures de conversations excitantes sous l’œil ni sévère ni bienveillant du patron. » – et beaucoup plus sex and rock chez Philippe Azoury, faisant naviguer ses images dans le cinéma permanent des désirs bruts.
Quelques belles d’Anna Prokulevich s’offrent à Yannick Haenel, marcheur illuminé de la porte de Bagnolet, trouvant un chemin de vérité entre émeute, maquis, poésie et sainteté : « L’Esprit éclate de rire entre deux flaques d’eau cette nuit : il est avec vous. C’est incongru. Mais après tout, la pensée se déplace réellement, de plaine en plaine, comme un bison. Cette nuit, elle est avec moi, bien fraîche, nue et limpide – extrême. Le néant chante ainsi dans les flaques : il suppose que vous n’existez pas, et que vous êtes libre – alors, vous attrapez cette chance. »

La joie ? Mathilde Girard cherche des exemples, « il doit bien y en avoir » : « le sexe qui bat comme le cœur exactement au même rythme comme l’émotion de l’oiseau dans ta main à ne plus savoir qui tremble de toi et de l’autre, la joie de se confondre une fois quelquefois. »
Joie, jouissance, sexualité ouvrant sur l’infini, « comme « célébration gratuite » de l’instinct d’auto-perpétuation » (Mehdi Belhaj Kacem).
Arrive l’indemne, au cœur de la revue : très belle idée de reproduire quelques images de la série du photographe Pierre de Vallombreuse, La Vallée, témoignant de la vie des Palawan, au sud des Philippines.

Un peu plus loin, Gérard Berréby continue à transformer le malheur des temps en poésie visuelle, pour en faire de la vapeur colorée, et en réduire la part monstrueuse en la convertissant en fumées de sacrifice.
Quelques-uns se réunissent, en Corrèze par exemple, allument des feux, ne distinguent plus entre art et vie, font un film conçu comme un acte d’amour et de révolte (Anton Bialas & Kamilya Kuspanova Bialas).
Se correspondre enfin (Michel Surya), sans reste, rassembler toutes ses fictions, toutes ses hontes et exaltations, ce serait donc cela, la joie ?

Boris Bergmann : « La joie est une note. La note. Commune. Comestible. » Rien de grandiloquent, surtout pas d’effets d’orgueil, une chanson.
C’est l’autoportrait d’une photographe russe (Christina Abdeeva), heureuse de s’être égarée à Paris, de rencontrer des portes ouvrant sur des chemins d’eaux menant à l’océan, ou la piscine de quartier.
C’est une femme que l’amour physique transforme en panthère (Lolita Pille), désirant sa déchirure même, et le cri de l’aube plus que le livre du matin révélant l’inouï.

C’est un prénom, Quentin ou Alexy.
On tourne les pages, on retourne, on se taille un poème dans le poème des vies exposées.
On est réveillé.
Joie.
Revue Possession Immédiate, « Seule la joie retourne », volume 10 – participation de Christina Abdeeva, Philippe Azoury, Mary Baldo, Emma Becker, Mehdi Belhaj Kacem, Safouane Ben Slama, Boris Bergmann, Gérard Berréby, Giasco Bertoli, Michaël Blin, Anton Bialas, Arno Bouchard, Arno Calleja, Théo Casciani, Chiraz Chouchane, Juan Corrales, Régina Demina, Augustin Doublet, Laëtitia Gimenez, Mathilde Girard, Clarisse Gorokhoff, Ferdinand Gouzon, Kamilya Kuspanova, Yannick Haenel, Simon Johannin, Julien Langendorff, Alban Lefranc, Natacha Nikouline, Gaëlle Obliégly, Lolita Pille, Anna Prokuvelich, Clément Roussier, Michel Surya, Georgina Tacou, Pierre de Vallombreuse, Benoît de Villeneuve, Ben Wrobel, 2020
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