Pas encore une image, un inventaire parlé, par Jean Daive, poète, critique

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James Turrell, Volcans en territoire Hopi, 2002

Quel plaisir d’écouter, de lire, de voyager, avec Jean Daive, esprit brillant, poète, critique, traducteur (Paul Celan, Robert Creeley), créateur de revues (fragment, fig., Fin et K.OS.H.K.O.N.O.N.G., depuis 2013), animateur sur France Culture des émissions Nuits magnétiques (avec Alain Veinstein) et Peinture fraîche (1997-2009).

Un recueil d’entretiens paru à l’automne aux éditions L’Atelier contemporain, Pas encore une image, nous offre la chance d’entrer avec lui dans l’atelier de création et l’univers sensible de quelques-uns de ses amis, invités, ou hôtes, grands noms de l’histoire de l’art : Mario Merz, Toni Grand, Nan Goldin, Pierre Klossowski, Sophie Calle, Daniel Buren, Jean-Michel Alberola, Jacqueline Risset…

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Jean-Pierre Bertrand, Définition, publié dans Fin n°1, 1999

Ah, Jacqueline Risset, la poétesse, l’immense traductrice de Dante, la compagne de la revue Tel Quel, la complice de Marcelin Pleynet !

Je me précipite sur les pages qui la concernent, entends sa voix, l’imagine à Rome, où elle vivait, dans cette ville résurrectionnelle dont elle appréciait au suprême la douceur d’ocre.

Et, comme dans la Bible, les événements venant souvent deux fois, il y a deux interviewes avec la belle promeneuse de la Via Appia.

Rome, c’est l’extrême du goût, la vigueur de l’esprit qui unit – mais pas quand souffle le sirocco -, la Villa Médicis, « le centre vide » (Palais du Ciel), l’horizontalité « qui donne la paix », les places énigmatiques de Giorgio de Chirico, la Caffè Greco, et le souvenir de Lacan regardant les coupoles du catholicisme triomphant en déclarant sans acrimonie : « Elles vont gagner. »

C’est aussi la présence fantomatique des Etrusques, toujours là, en avant de nous-même, mais aussi de Stendhal et des grands voyageurs.

« J’ai trouvé à Rome, affirme Jacqueline Risset, une confirmation d’une sorte de loi de l’impureté de la perception telle que je la sens chez Proust, quand Proust perçoit quelque chose. Gérard Genette dit que c’est la métonymie. Je crois que c’est vraiment la force d’impureté de la contiguïté qui est chez Proust une force érotique, c’est-à-dire qu’il y a vraiment une sorte d’effrangement, de violence sourde et érotique justement des éléments entre eux. Et Rome est cette ville-là. C’est sa façon de vivre le passé. Ce n’est pas du tout une ville monumentale dans laquelle il y aurait une mémoire volontaire. Disons exactement que la part de la mémoire involontaire est extraordinaire chez Rome. Le mythe de Rome c’est cela. C’est le fait que tout y est accessible, tout y est en rapport de contamination réciproques. »

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Jean-Michel Alberola, 7 points, gouage sur papier, 2018

Maintenant, autre univers, avec la tourmentée Nan Goldin, ayant photographié sa vie, ses amours, sa sexualité, avant bien d’autres. Pour prouver un parcours, une façon de se tenir dans l’existence, avec les amis, le sexe, contre la mort, tout contre – notamment de sa sœur Barbara, suicidée à 19 ans lorsqu’elle-même en avait douze.

La drogue, l’alcool, les coups, les cures de désintoxication.

Nous sommes en 2006, à l’occasion de deux expositions conjointes, au Jeu de Paume (La Ballade de la dépendance sexuelle, œuvre repensée dans son montage de centaines d’images pour chaque nouvelle présentation publique) et Sœurs, saintes et sibylles à la chapelle Saint-Louis-de-la-Salpêtrière.

Nan Goldin : « J’avais décidé de me tuer. J’ai pris cette décision, très calme. Je ne pouvais plus vivre dans ce monde tel qu’il était devenu avec les ordinateurs, la technologie, le manque d’humanité, la violence et donc j’ai transformé cette culture psychique et le choix devenait pour le moi le suicide ou l’hospitalisation. Et cela, c’est le point commun, c’est la connexion avec Barbara qui est arrivée au même degré de calme finalement au moment où elle a décidé qu’elle allait se tuer en attendant le train, en s’allongeant sur la voie pendant dix bonnes minutes. Mon choix a été d’aller à l’hôpital. C’était une manière de survivre. »

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Toni Grand, catalogue de la première exposition de l’artiste à la Galerie Eric Fabre (1974), totalement actualisé par Toni Grand au feutre noire et offert à Jean Daive

Autre univers encore avec Pierre et Denise Klossowski à propos de La Monnaie vivante, et « Les Barres parallèles et la nudité ».

« Ecoutez, confie Pierre Klossoswki, après avoir révélé qu’André Gide fut son directeur de conscience, « la monnaie vivante » c’est que finalement les êtres entre eux dans notre société sont des objets et on les traite comme des objets. En ce sens « la monnaie vivante » est un rappel de l’inhumanité que peut avoir notre époque. Il y a finalement la manière de se payer, de se faire payer par des êtres humains. »

Autres types de propos avec Sophie Calle demandant à des anonymes de dormir huit heures dans son lit (exposition Les Dormeurs, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1980) : « Les idées sont venues parce que j’étais perdue. J’ai commencé à suivre des gens dans la rue, je ne savais pas comment, qui voir, où aller, que faire et j’ai commencé à suivre des gens dans la rue uniquement pour cette raison, en me disant que puisque je n’avais pas l’énergie le matin de prendre une décision, j’allais voir ce que faisaient les gens. C’était plutôt vis-à-vis de la ville de Paris que l’idée m’était venue et puis aller où ils allaient dans les quartiers, les découvrir, trouver un nouveau café, en utilisant les idées, l’énergie des autres. Ensuite je me suis prise au jeu c’est-à-dire j’ai commencé à noter ce que ces gens faisaient, à les photographier éventuellement et de fil en aiguille, à vouloir m’attacher à quelqu’un plus particulièrement. »

Il faut du jeu, du tremblement, une certaine forme d’inadéquation sans systématisme, comme chez Marcel Broodthaers ou Raymond Hains.

Il faut des déjeuners sur l’herbe, des parties carrées qui sont des embarquements pour Cythère, et des Sainte-Victoire tantriques.

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James Turrell, Volcans en territoire Hopi, 2002

Jean Daive définit ainsi sa recherche : « J’évite volontairement l’influence radicale dans le domaine de l’image de Marcel Duchamp, René Magritte ou encore Stéphane Mallarmé.»

Raymond Hains : « Bon, écoutez, je veux parler du sculpteur Lemot. Il est évident que le sculpteur Lemot, il m’intéresse… »

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Jean Daive, Pas encore une image, éditions L’Atelier contemporain, 2019, 304 pages

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