« Vivre seul, à l’écart, est devenu une attitude suspecte. On passe pour un fou ou un pervers. Aux Etats-Unis après la guerre du Vietnam, on a permis à beaucoup de vétérans bousillés par leur expérience apocalyptique de se réfugier dans les forêts. Je me souviens qu’u Grand Canyon, où j’ai passé plusieurs semaines l’été de mes dix-huit ans, d’anciens GI aux cheveux longs faisaient office de rangers. Ils vivaient dans des mobil homes, fumaient beaucoup d’herbe et assuraient l’entretien du parc national. On les laissait tranquilles. »
Le dossier sauvage, de l’historien Philippe Artières, est un essai d’histoire contre-factuelle bâti à partir d’archives que Michel Foucault aurait rassemblées à propos d’individus ayant choisi, par le chemin de la contre-allée, de s’échapper d’une société ne leur convenant pas.
Qui sont donc ces ermites, ces déserteurs, ces êtres préférant les rudesses de la forêt à la vie en collectivité ?
Que nous disent-ils de notre état de culture ?
Pourquoi prend-on le parti du sauvage plutôt que celui du civilisé ?
Jean-Jacques Rousseau croyait-il en sa propre fable anthropologique (l’Eden naturel) ?
Dans ce livre savoureux, tout est vrai puisque tout est faux – le dossier de Michel Foucault, confié par le légataire de son œuvre, Daniel Defert, au chercheur en partance pour la Villa Médicis, n’a jamais existé, mais les coupures de presse et autres documents sont authentiques -, et qu’hériter vraiment suppose à chaque instant de réinventer le legs, de le déplacer, de le bousculer, de le penser dynamiquement par l’art du montage.
Se souvenant d’un homme admiré durant toute son enfance, Jean, n’ayant pas eu besoin de lire Walden pour décider de vivre dans les bois, Philippe Artières questionne, à partir d’exemples précis, notamment celui de Laurent Lazaret appelé le « sauvage du Var », ce qu’il en est de la nécessité de l’écart et de la rupture d’avec les codes sociaux dominants.
Citant La Convivialité (1973), d’Ivan Illich – auteur aujourd’hui relu par les zadistes du monde entier -, le directeur de recherches au CNRS et à l’EHESS-Paris indique clairement dans quel horizon se déploie son étude : « La crise s’enracine dans l’échec de l’emprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. La prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme. Ici, il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit aujourd’hui que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences et se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. »
Pour revivre, ou simplement vivre enfin, il faut alors partir, s’arracher, ne pas craindre d’accueillir la joie de solitude comme une richesse considérable, en sachant qu’un tel écart nous expose à la répression féroce de la société, ne supportant pas qu’on métamorphose son trou de puanteur en béance de félicité.
La « maléducation » (Paul Goodman) nous a fait confondre la consigne avec la liberté de l’esprit et du corps, quand il s’agit au contraire désormais d’apprendre à nous réensauvager méthodiquement, et de retrouver en nous l’enfant aventureux blessé à mort.
Aliénistes et hygiénistes sont des auxiliaires de police, poussant les âmes nobles à choisir l’érémitisme contre la normopathie assassine.
L’Histoire ne nous concerne plus, il faut se déprendre de ses sortilèges, entrer en dissidence, et méditer avec Philippe Artières l’exemple du brillant mathématicien Theodore Kaczynski ayant choisi de se retirer dans les bois du Montana en 1969 avant de devenir militant néoluddiste, écoterroriste conséquent connu sous le nom d’Unabomber, envoyant des colis piégés aux quatre coins des Etats-Unis à des personnalités incarnant la malfaisance technologique.
Il écrivait : « En vivant dans les bois, j’ai trouvé certaines satisfactions auxquelles je m’attendais, telles que la liberté personnelle, l’indépendance, un certain élément d’aventure, un mode de vie peu stressant. J’ai également obtenu certaines satisfactions que je n’avais pas bien comprises ni prévues, ou qui m’ont même surpris. Plus vous devenez intime avec la nature, plus vous en appréciez la beauté. C’est une beauté qui consiste non seulement en images et en sons, mais en appréciations de… l’ensemble. Je ne sais pas comment l’exprimer. Ce qui est important, c’est que lorsque vous vivez dans les bois plutôt que de leur rendre visite, la beauté fait partie de votre vie plutôt que de la regarder de l’extérieur. »
Philippe Artières, Le dossier sauvage, Verticales, 2019, 166 pages