
« La première fois que j’ai fui en Afrique de l’Est, en août 1955, alors que les Mau-Mau faisaient brûler Treetops, déclare Peter Beard en 2006, c’était encore l’une des régions sauvages les mieux préservées du monde. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un parking infesté de touristes. »
Né en 1938 à New York, retrouvé mort il y a un mois près de sa maison de Long Island, après trois semaines de recherche, Peter Beard est parti comme il a vécu : en aventurier et homme énigmatique, à la fois mondain et indocile, tout entier habité par la passion de son art engagé dans une vie vécue pleinement.

S’attachent à son nom la passion de l’Afrique sauvage et la présence de Karen Blixen, le photographe au charme fou, fasciné par le livre Out of Africa, ayant acheté une propriété au Kenya jouxtant celle de l’auteure danoise.
Il est mort, mais son œuvre est là dans un livre de grand format publié par Taschen : une couverture de ciel bleu dur, et des centaines de pages extraordinaires reprenant ses collages mêlant à la fois photographies d’animaux de la savane, portraits humains, femmes nues en poster, gestes picturaux, objets divers, textes personnels, traces de sang quelquefois, comme un vaste exorcisme, ou une tambouille de magie noire.
On le voit caresser un rhinocéros, son frère, son double, son ami, son ennemi, l’altérité dans toute sa puissance.

L’œuvre de Peter Beard est un cri de violence première, primitive, primale, et un hymne à l’indemne s’élevant contre la logique de prédation humaine, sa propension à salir, souiller, profaner.
Ses compositions relèvent d’un art savamment orchestré de la pulsion débridée et du brassage d’archives, les images de ses collages provenant de multiples sources, magazines, journaux, cartes postales, dessins.
Francis Bacon le peignit souvent, Andy Warhol et Mick Jagger furent de ses amis, il est à la fois là, parmi ceux qui comptent, et ici, dans la brousse.

Il meurt – un éléphant le charge en 1996, brisant son corps -, puis se redresse.
Il brûle – en 1987, sa maison aux Etats-Unis part en fumée -, et ressuscite.
Sauvage et très à l’aise dans les dîners en ville, Peter Beard aimait les femmes, généralement dénudées et à la poitrine ferme, la vie intense, la beauté farouche.
Cet homme se prête à la légende, livrant sa vérité sans apprêt dans ses œuvres, tout en multipliant les pistes interprétatives.

Il a construit un chaosmos, au sens premier fantastique.
Pour le célébrer, Taschen a mis les grands moyens, et c’est une réussite.
Peter Beard est un herbier, un conservatoire, une œuvre ultime.
Ce livre sent l’herbe sèche, le sexe, la rage, l’indigestion, la fureur de vivre.

La civilisation occidentale s’est-elle accomplie dans l’american way of life ? Allons, allons, tout ceci n’est que mort, superficialité, empoisonnement. Cap vers l’Afrique, ses peaux de serpent, sa sagesse, ses visages antiques et neufs.
A sa façon quasi chamanique, le photographe invente des ex-voto : Dieu, que le monde était beau, intact, violent, avant que nous ne le ravagions si petitement.
Des femmes superbes nous regardent fixement, ce sont des tigresses au repos prêtes à bondir.

Des troupeaux d’éléphants, pas cent, ou deux cents, des milliers.
La terre d’abondance est devenue exsangue, nous sommes maudits.
« Le mercantilisme engloutit le cannibalisme » (Peter Beard), nous sommes des monstres à fourchettes écrasant des canettes sur le dos des zèbres massacrés.
Voici le photographe parmi les lions, tel Saint Augustin, ou le chevalier Yvain.
L’humanisme fadasse ne le touche que peu, lui à qui il faut des rugissements, de bêtes ou de femmes.
Il lui faut agir sur l’image, la découper, la prélever, la déchirer.

Il lui faut des naissances et des morts fastueuses, du corps exultant, du rire, de la séduction, et les drôles de trognes des alligators ou des insectes immenses.
Ses carnets se comptent par centaines, son grand œuvre formant un grandiose cabinet de curiosité construit comme un work in progress sans fin, ou un comics halluciné, s’attachant à témoigner des visages d’un monde encore désirable, brut, pulsionnel.
Peter Beard, c’est la rencontre de Tarzan, de Francis Bacon, des pin-up du calendrier Pirelli, et de la vie sauvage, belle et atroce, sans moraline.

Il est rare de rencontrer des hommes libres, à la fois cultivés et vivant selon leur instinct.
Hemingway ? Henry Miller ? Picasso ? Dali ? Genet ?
Ouvrez sur la table du salon Peter Beard, cette jungle où apparaît si souvent le visage de sa femme aimée, de sa muse, Nejma, et ne le fermez plus.
Peter Beard, une monographie, text by Owen Edwards, edited by Nejma Beard and David Fahey, Taschen, 2020, 772 pages