Après l’œuvre de Viktor Krivouline, les éditions brestoises Les Hauts-Fonds nous offrent la chance de découvrir la poésie d’Elena Schwarz (1948-2010), figure pétersbourgeoise majeure d’un groupe informel appelé les « poètes du souterrain ».
Cherchant à mieux connaître cette poétesse ardente et étrange, ainsi que le contexte dans lequel son nom avait pris part, j’ai souhaité interroger Hélène Henry, sa traductrice française.
La précision des réponses ici publiées constitueront sans nul doute une archive précieuse sur une période poétique russe peu considérée encore dans notre pays.
Voici en cadeau La bête-fleur, ou « L’arbre de Judée s’épanouit / En fleurs de mauves tout au long du tronc », poème exemplaire de son lyrisme à la fois totalement personnel, et se situant dans la tradition de la poésie élégiaque de la Renaissance baroque : « Le pressentiment de la vie / Reste vivant jusqu’à la mort. / Quand passera l’averse claire. / Au jour de la Saint Pierre, où se casse l’été, / Sur mes os courra une flamme froide… / Alors des fleurs surgiront, rougeoyantes, / De mos dos, de mes bras, des côtes, de la tête… / On lira dans la Botanique : elena arborea, / Croît dans les glaces hyperboréennes, / Dans les jardins de brique et dans l’herbe de pierre. / Voilà qu’un œillet sombre a jailli de mes yeux, / Je suis buisson de roses et de pensées ensemble, / Lourde lèpre de fleur sans doute inoculée / Par on ne sait quel jardinet fantasque… / Je suis de couleur rouge et violette, / Et pourpre et jaune et noire et mordorée, / Abreuvoir consacré des frelons et des guêpes, / Dans un nuage bourdonnant et meurtrier. / Mais, ô mon Dieu, quand je vais défleurir, / De moi ne restera qu’un paquet refroidi, / Noir de piqûres, avec la peau crevée, / Bête-fleur défleurie et défunte à moitié. »
Comment avez-vous rencontré l’œuvre d’Elena Schwarz ? Par quels poèmes l’avez-vous découverte ? Qu’en avez-vous alors pensé ?
En 1967 (j’avais un peu plus de vingt ans), stagiaire à la Faculté des Lettres de l’Université de Leningrad, je me suis trouvée mêlée au jeune milieu des futurs « poètes du souterrain », mes contemporains. Elena Schwarz, un peu plus jeune que Krivouline, Stratanovski ou Boukovskaia, occupait déjà cette position d’exception qui resterait la sienne. J’ai connu la légende, et très vite la personne (difficile, secrète), avant l’œuvre. Ce qui n’était alors possible que par des lectures informelles ou sur des manuscrits. Tant qu’Elena a vécu, nous avons entretenu des relations amicales, en dépit de la timidité provoquée chez moi par la conscience de son talent exceptionnel et la violence qu’elle dégageait.
J’avais, à cette époque, encore tout à savoir de ces jeunes poètes (cadets de Brodsky), et des grands poètes pétersbourgeois de l’Âge d’argent – Mandelstam, Goumilev, Kouzmine, Zabolotski – dont ils cherchaient à revivifier la tradition. Akhmatova venait de mourir, Brodsky, dont le procès avait, deux ans auparavant, secoué le monde intellectuel léningradois, revenait juste de relégation (il partirait en exil cinq ans plus tard).
Bien entendu, cette poésie nouvelle était impubliée et impubliable. La police aux frontières veillait aux allées et venues des manuscrits, que nous dissimulions dans des notes de bibliothèque. En France, ces textes n’intéressaient personne. Toute l’attention se concentrait sur les « poètes du dégel », néo-maïakovskiens moscovites (Voznessenski, Evtouchenko) qui constituaient une sorte d’opposition officielle, reprise à leur compte par ceux qui, en France, s’occupaient de « poésie soviétique », souvent dans les parages du PCF. Ni Brodsky, ni Schwarz, ni aucun des pétersbourgeois n’avait d’existence dans ce contexte : trop spiritualistes, trop « néo-classiques », « réactionnaires », etc. Et l’ignorance de la poésie russe du début du XXe siècle était grande, en dépit des anthologies (Seghers, 1965).
La perestroïka n’a guère amélioré la situation. Je suis parvenue à publier quelques poèmes en traduction dans les revues Action poétique, Europe, L’autre Europe, Aires. Ni Schwarz, ni Krivouline (pas plus que les Conceptualistes moscovites d’ailleurs) n’ont été invités aux rencontres de poésie organisées en France vers 1989, ni au Salon du livre de 2005 dédié à la Russie. Pourtant, au tournant du XXIe siècle, la notoriété de Schwarz en Russie postsoviétique (où elle était dorénavant régulièrement publiée et où chacune de ses lectures attirait une petite foule), en Italie (où elle a été souvent invitée), au Royaume-Uni (où deux recueils étaient parus) et aux USA était considérable. Il a fallu, pour faire venir Schwarz en France, que je passe par le circuit universitaire. En 2004, très tard, elle a pu lire sa poésie à Lyon et Bordeaux, et un petit recueil est paru aux éditions Alidades à Évian.
Pourtant je la traduisais depuis longtemps « pour la table ». Le premier poème que je me souvienne avoir traduit est « La bête-fleur ». J’avais été frappée par l’irréductible singularité de ce poème bizarre et cruel. Je ne peux comparer l’effet produit qu’à celui qu’avait induit, à l’adolescence, la lecture de Rimbaud. Je ne connaissais aucune voix semblable. Je continue de penser que la grandeur de Schwarz réside dans l’unicité absolue de son imaginaire poétique, autant que dans la virtuosité de son vers. Cela est à relier à ce que Schwarz elle-même appelle son « étrangeté ».
Qu’est-ce que le lyrisme pour cette grande poétesse pétersbourgeoise ?
C’est une grandeur absolue. Un monde sans poésie est condamné. Surtout si l’on entend par « lyrisme » toute œuvre de poésie véritable (y compris la poésie « à sujet »). Dans le recueil des Hauts-Fonds, on trouvera p. 69, en ouverture au cycle de poèmes « Chimère d’été baroque » de 1983, une sorte d’art poétique, placé sous le signe de Gongora, où le lyrisme se voit défini comme « un mélange de baroque et de chimérique ». Le lyrisme est une « énumération du monde » – mais un monde autrement réordonné, unique et pluriel, indistinct et net.
L’imagination poétique de Schwarz obéit à des moments de perception alternative qui font émerger un ordre des choses inédit. Jacob Böhme, qu’Elena Schwarz a lu avec bien d’autres auteurs ésotériques, aurait parlé d’« illuminations » (Rimbaud, qu’elle admirait, aussi). Son monde se peuple de tout un bestiaire fantastique, de goules et de démons que son imaginaire (« médiéval », de son propre aveu) accueille de plein droit. Au creux de ce monde métamorphosé se dissimule une sensibilité aiguë, blessée, d’une tendresse déchirante. Il suffit de relire les poèmes consacrés à des animaux.
Les objets et les êtres composent, sens-dessus-dessous, un « Everest renversé ». Renversement qui, rapprochant les temps et les lieux, fait surgir des accents nouveaux. Par exemple, « Noces avec la Fontanka », de 2003 (p. 157) transpose à Pétersbourg la cérémonie vénitienne du sposalizio del mare. L’Adriatique devient le sordide » canal de la Fontanka, « plein d’ordure et de haine », et l’anneau d’or que le Doge lance dans la mer, le cadavre d’un chat. Mais le motif revisité et ainsi « rabaissé » convoque ce que le récit original ne comporte pas : la tendresse (le chat mort a été aimé), et la parole (les êtres, sable, herbes et bêtes, qui hantent le canal sont parlants).
Pour Schwarz, la valeur de la poésie est d’autant plus grande qu’elle est plus menacée. Il existe un texte en prose, une sorte de parabole où Schwarz se raconte embarquée sur un navire au milieu de l’océan avec quelques « derniers poètes » comme elle, et le récit se termine au moment même où le navire fait naufrage. Tel est le vécu qu’elle a d’elle-poète, isolée dans un élément hostile où toute poésie est condamnée à disparaître.
Par « poésie » Schwarz entend la poésie mesurée-rimée. Elle n’a pas de mot assez fort pour vilipender le vers libre occidental, qu’elle tient pour de la prose tronçonnée, une sorte de « rumination intellectuelle » rationalisante : « La masse molle et crapaudine du vers libre a effrontément écrasé, en Europe occidentale et en Amérique, les derniers restes d’un véritable art du vers. De plates ratiocinations et une méchante prose ont usurpé son nom sacré et ont éteint le feu céleste dans un sifflement ». Lorsque j’ai accompagné Schwarz dans des lectures en France, elle n’a jamais manqué, avant la séance, de prévenir que ce qu’on allait d’abord entendre en français n’avait rien à voir avec la vérité de sa poésie. Et ensuite elle menait sa lecture en russe avec un art admirable.
Jamais elle n’a accepté (ce que d’autres poètes russes acceptent depuis peu) de réfléchir aux potentialités rythmiques et sémantiques du vers libre. Sa position (qui est aussi, avec des arguments un peu différents, celle de Brodsky), pose au traducteur un sérieux problème esthétique (à quelle coutume se référer, la française ou la russe ?), déontologique (faut-il s’en remettre à l’auteur ?), et même ontologique (pour Schwarz le vers normé est inscrit dans le corps humain et consubstantiel à lui). On en jugera d’après le fragment suivant :
« Le sang de la poésie
Le pouls comporte en lui-même toute la variété des mètres poétiques. Et inversement le mètre poétique agit sur les battements du cœur. Il tressaute légèrement sur les temps forts, soumettant toute la machine humaine au rythme des mots. […] Le poème bat comme un cœur, le flux des vers est pareil au sang et, comme le sang, contient en lui le secret de la vie. Sans lui elle n’est pas possible. Voilà pourquoi lorsque la poésie aura définitivement perdu sa préférence pour le principe rythmique et son dessin, l’humanité n’aura plus qu’à disparaître comme un animal vidé de son sang. »
Comment définir sa façon d’écrire le russe et son rapport à sa langue maternelle ? Y a-t-il dans sa parole des spécificités étonnantes pour la traductrice que vous êtes ?
Le langage poétique de Schwarz est d’une surabondance « baroque ». Elle affirme à demi sérieusement, dans l’un de ses essais, qu’il n’est pas un objet du monde créé qu’on ne saurait trouver dans ses vers. Il ne fallait donc pas manquer de faire foisonner le lexique en français. Ce lexique semble jeté là en désordre, sans égard au haut et au bas, au beau et au laid. La poésie de Schwarz tutoie les astres et raconte les fins dernières (« La dernière nuit », p. 123 »), mais elle fait entrer le poète (p. 158) ou la mort (p. 165) dans sa cuisine. C’est une poésie pleine de formes, de couleurs, de gestes, de sons, de références toujours re-contextualisées, renouvelées.
Certains poèmes (comme le très néo-baudelairien « La décharge », p. 76) mêlent l’ignoble et le sublime. Il ne fallait pas donc lésiner sur les prosaïsmes, vulgarismes et technicismes. Mais ne pas craindre non plus d’élever, complexifier et même archaïser le lexique. La syntaxe exigeait le même mélange d’oralité « ordinaire » et d’hyperbole. Je me suis donc autorisée (souvent calquant Schwarz) certains « poétismes » (inversions, invocations et interrogations rhétoriques) en les faisant se heurter avec des intonations très « parlées » (ex. p. 134, « Je ne suis pas Dieu, moi j’ai pitié des chiens… »). Il fallait avant tout se garder de lisser le discours, conserver les heurts, les décalages et accepter de choquer. C’est le parti que nous avons pris d’un commun accord avec Alain le Saux [créateur des éditions Les Hauts-Fonds] en choisissant un titre rugueux, qui associe le grand genre traditionnel de l’élégie et le médical-corporel. Plus, en filigrane, le motif baroque du crâne, la « vanité ». Un poème d’Elena Schwarz peut tout à fait, de premier abord, provoquer chez le lecteur un refus et un recul.
Pourquoi la rapprochez-vous de Khlebnikov et Tsvetaeva ?
Elle-même se réfère souvent à eux. Elle cite Kouzmine aussi. Mais, par exemple, elle n’aimait pas Akhmatova. Leur unique rencontre à la veille de la mort de l’auteur de Poème sans héros s’était fort mal passée. Schwarz était de ceux qui reprochaient à Akhmatova d’avoir « volé » le rythme du Poème à Kouzmine. Mais, cela mis à part, il est clair que la réflexivité d’Akhmatova, son sens de la justesse et de la mesure étaient étrangers à Schwarz. Le traitement de l’objet concret est, lui aussi, très différent chez l’une et l’autre. Il y a chez Akhmatova une mise en question de la « folie » parce qu’elle a besoin de se demander « où est [sa] maison, où est [sa] raison ». Cet ancrage en raison au sein même de l’égarement n’a pas de sens pour Schwarz. De ce point de vue, Schwarz rompt avec l’héritage de Pouchkine.
Avec Khlebnikov, Schwarz a en commun une certaine façon de reconstruire le système du monde. Son cosmisme, comme celui de Khlebnikov, a quelque chose de systématique et invente sa logique propre. Le sujet psychologique s’absente de la poésie pour se constituer en démiurge d’un autre univers. Un peu comme chez Rimbaud. Le monde de Schwarz est forcément un autre monde. Et son « je » aussi est un autre.
Ce que Schwarz partage avec Tsvetaeva, c’est le maximalisme, le passage aux limites, le motif de la poésie-souffrance, la brûlure, la dimension sacrificielle de la poésie. Et une sensibilité exacerbée. Schwarz convoque des thématiques extrêmes, la mort, la magie, la métamorphose, la catastrophe, l’irruption du surréel. Et, souterrainement, les conjugue avec la violence de sa blessure personnelle. Elle partage aussi avec Tsvetaeva l’idée que le poète est un élu.
Quelle est sa place dans la poésie russe contemporaine ? Comment est-elle considérée ? Est-elle célébrée ?
Aujourd’hui Elena Schwarz est reconnue comme l’une des deux ou trois voix poétiques les plus puissantes de la seconde moitié du XXe siècle en Russie. Avec Brodsky et, peut-être, Aïgui. Sa poésie, réputée obscure et « hystérique », trop spiritualiste, trop pétersbourgeoise, hors « groupes » et « écoles », a mis un certain temps à trouver sa place, surtout auprès de la critique moscovite. Mais la reconnaissance lui est venue de son vivant, dès le début du XXIe siècle.
Schwarz est presque intégralement publiée, proses comprises, et de nouvelles anthologies personnelles paraissent régulièrement. Elle est étudiée, commentée, discutée. Une bibliographie complète a été constituée aux USA, où elle est traduite et étudiée, comme dans la plupart des pays d’Europe.
Il est trop tôt pour dire qui, en Russie, parmi la toute nouvelle génération, aura la même envergure (peut-être la moscovite Maria Stepanova, extrêmement douée). Mais, esthétiquement, Schwarz reste unique, on ne lui connaît pas de continuateurs.
Les éditions Les Hauts-Fonds ont également publié récemment un recueil de poésies de Viktor Krivouline – Elena Schwarz lui dédie d’ailleurs le poème Bourliouk. Quelles parentés entre ces deux auteurs ?
Elena Schwarz et Viktor Krivouline (1944-2001) ont appartenu au même milieu de l’underground pétersbourgeois des années 1970-1980. Ils se connaissaient bien (depuis 1963) et se chamaillaient, mais ils étaient solidaires. Il est d’ailleurs intéressant qu’elle associe Krivouline au cubo-futuriste David Bourliouk. Krivouline n’avait rien, en poésie, d’un avant-gardiste futuriste. Il regardait, dans les années 1970, du côté de Mandelstam. Mais Schwarz lui attribuait sans doute une puissance disruptive, asymétrique et chaotique, ce qui n’était pas tout à fait injustifié.
Schwarz a en commun avec Krivouline la thématique pétersbourgeoise du lieu clos, grandiose et abîmé, le paysage urbain. En poésie, ils partagent un goût pour la forme longue et la complexification baroque. Mais là où Schwarz restera fidèle jusqu’au bout au surgissement fantastique en excès sur le réel, Krivouline, dans ses derniers vers, s’oriente vers une forme minimaliste qu’il avait recherchée toute sa vie, dans la ligne de Léonide Aronzon.
Schwarz n’était pas du tout un tempérament politique, tourné vers l’action. Sa poésie n’a rien d’historiosophique. Même ses poèmes « historiques » explorent son imaginaire personnel. En cela, elle forme un contraste absolu avec Krivouline, poète des cultures et de l’histoire, poète de la muse « Clio », grand « activiste » tous azimuts (revues underground, cercles, pédagogie, journalisme, implication dans la vie politique du pays à la veille même de sa mort). Elle n’était pas non plus une essayiste. Ses textes en prose marient l’intime avec le fantastique ; ce sont, pour la plupart, des doublets de ses poèmes. Ils fixent des illuminations. Krivouline, si la mort ne l’en avait empêché, aurait sans doute continué à écrire les essais denses et ironiques, tournés vers le siècle, qu’il nous a laissés. C’était un excellent critique, fécond et inventif.
Comment définir l’école poétique pétersbourgeoise ? Est-elle par nécessité une poésie essentiellement du souterrain, de la cave, de l’ombre projetée par le feu intérieur ?
Non, pas entièrement. Ce qui me paraît essentiel, c’est le projet de reconstruire une haute poésie, de renouer le « lien des temps ». De rompre avec le ronron pseudo-humaniste et pseudo-optimiste de la poésie soviétique, son ressassement de formes éculées, cette poésie livrée par piles entières dans les librairies sans que personne ne la lise.
Il s’agissait de réinventer de nouvelles formes. De récupérer la part spirituelle de l’humain. Chacun a, pour cela, pris son bien dans le passé : Schwarz chez Khebnikov, Stratanovski chez Kharms, Krivouline chez Baratynski et Mandelstam, Mironov et Boukovskaia chez Akhmatova. Il ne faut pas oublier non plus qu’au XXe siècle, une poésie non alignée a subsisté à petit bruit à Pétersbourg, à côté du main stream soviétique à bout de souffle. Schwarz a été la première à encourager la publication d’un contemporain de Brodsky, Léonide Aronzon (1940-1970), trop tôt disparu, mais dont la poésie extatique et décalée a beaucoup compté. Par ailleurs, le modèle anglo-saxon (le seul à être un peu connu dans l’étouffoir culturel soviétique) a joué un rôle non négligeable (T. S. Eliot en particulier).
Des poètes du souterrain, oui, mais décliné de cent façons. Les images d’enfermement sont en prise sur le « texte pétersbourgeois » qui informe toute l’histoire de la poésie russe. Les poètes du souterrain léningradois sentent le sol se dérober, ils se voient au fond de l’eau (la Neva, les canaux, la Baltique). Krivouline « pense à Proust vêtu de liège » « abaissant sous la glace son fanal ». L’image des « catacombes » revient souvent. Chez Schwarz, récurrent est le motif du « fond des mers » et celui de la glace qui interdit à ces poètes « nés au temps du parler-sourd » l’accès à la lumière (« La vierge chevauchant Venise » p. 47 ; « Davantage de morts » p. 103). Schwarz réinterprète en ce sens le mythe d’Orphée aux enfers, qu’elle réécrit du point de vue d’Eurydice (p. 64).
Un autre motif est celui de la fuite loin de la ville aimée et redoutée (la mort est fantasmée comme noyade sous « le rasoir froid de la Neva, p. 88). Mais nombreux sont les signes – dangereux, fatidiques, féconds – en provenance d’un ciel barré : charbon ardent, soleil qui aveugle. L’enfouissement sous terre permet que pointe une herbe nouvelle. Le feu intérieur cherche à jaillir, le feu du ciel envoie sur terre ses fulgurances.
Le monde d’Elena Schwarz est un monde en expansion, pas le contraire. Elle parlait d’« école métaphysique de Leningrad » en maintenant volontairement l’oxymore métaphysique/Leningrad. Pour elle, l’essentiel, chez les poètes ses contemporains, était la reviviscence d’une spiritualité. Mais il serait faux de voir en ces poètes, comme le voudrait une tendance très actuelle, de purs tenants de l’église orthodoxe. Certes, il y a eu une dissidence religieuse orthodoxe. Mais le souterrain de Leningrad voulait avant tout sortir du carcan matérialiste de l’idéologie soviétique imposée. La poésie a été un vecteur privilégié de cette recherche plurielle et, dans l’époque, audacieuse.
Quels sont les thèmes majeurs d’Elena Schwarz ? Le monde comme théâtre ? Le feu ? La métamorphose ? La solitude ?
Tout cela à la fois, mais ces motifs sont subsumés, je crois, par un thème central. Elena Schwarz souligne elle-même la multiplicité et la nouveauté des motifs qui habitent sa poésie :
« La poésie universelle ne comporte pas tellement de thèmes et de motifs. Il m’est échu d’en découvrir quelques-uns de tout à fait nouveaux. Par exemple : « Les amoureux aux funérailles », « Étrange régal », « Élégie sur la radiographie de mon crâne », « Comment Andreï Biely faillit passer sous un tramway », « Lavage des cheveux pendant l’orage », « Le chasseur invisible » – sur le sens mystique des grains de beauté. Ou bien, sur une créature humaine qui se couvre de fleurs, « La bête-fleur ». Et ainsi de suite. »
Mais ce qui est essentiel chez elle et qui, me semble-t-il, informe chacun de ses poèmes, c’est la certitude que notre monde est doublé d’un autre monde qui envoie des signes déchiffrables par le seul poète. D’où la conception du poème comme irruption de l’autre dans l’ici-bas. Certains événements fortuits ou non sont des révélateurs. Ainsi, l’incendie : « Une création parfaite de l’esprit et des mains de l’homme devient encore plus belle quand elle flamboie, s’embrase, dénude ses contours, sa structure que lèchent les vagues des flammes, et ce spectacle est d’autant plus beau qu’il est éphémère et unique » [Journal, août 2006]. Ces interruptions dans la marche ordinaire des jours, où l’on entend « sangloter l’axe du monde », peuvent être racontées, commentées. On peut dessiner la carte de cet autre ciel. Elle est du reste inscrite sur le corps ou présente sur la scène du théâtre. Cette autre réalité peut se doter de son évangile propre (« Évangile des quatre éléments », p. 116). Le premier poème du recueil (« Rossignol sauveur ») raconte (deux fois) cet instant où brillera « une lumière venue d’ailleurs ».
Quelles évolutions entre la poétesse de 1970 et celle de 2008 ? Percevez-vous un changement stylistique ou thématique après l’implosion du régime soviétique ? Les ruptures de tons au sein des poèmes ne sont-elles pas moins fréquentes ?
Elena Schwarz pensait en termes d’ « inspiration » : elle dépendait donc de ces moments d’illumination qui venaient la visiter, et c’est de cette expérience que se soutient la dimension métapoétique de sa poésie. Par exemple, elle disait que le poème de 1997, « Grande élégie au cinquième point cardinal » (p. 104) lui était venu en une nuit à Komarovo, au bord de la Baltique, et qu’elle avait eu tout de suite conscience que quelque chose de grand lui avait été donné. Il semble que ces puissantes fulgurations soient devenues moins fréquentes avec l’âge, ou qu’elles aient pris la forme ramassée de visions poétiques brèves et denses, d’un seul bloc (« Délivrance de la renarde », p. 155). Mais jamais Schwarz n’a recherché la brièveté comme principe structurant de son écriture.
Ce qui a pu changer aussi, c’est un relatif recul du « thème pétersbourgois », à mesure que le monde extérieur est devenu plus accessible. Mais dans la mesure où le « lieu » reste l’assise de sa poésie, ses motifs s’ancrent désormais dans d’autres lieux réels qu’elle peuple de ses fantasmes. D’où toute une série de poèmes italiens, parisiens, allemands. Et, progressivement, on assiste à un recul des supports « situés », pour ne laisser place qu’aux éléments, dans un espace indéterminé : le feu, la neige, le ciel, l’océan.
Mais l’époque elle-même, dans sa dimension historique et politique, et en particulier les changements intervenus en Russie après l’implosion du régime soviétique n’ont pas affecté ou infléchi les thématiques de Schwarz, fidèle à la conviction que la poésie transcende l’époque (alors que ces bouleversements ont été actifs de façon décisive chez Krivouline).
Qu’est-ce que Dieu pour Elena Schwartz ? Comment se rattache-t-elle à la tradition ésotérique qui semble structurer sa pensée ? Est-elle de confession ou tradition juive ?
Par sa mère, Elena Schwarz était d’origine juive. Elle avait, à quinze ans, conscience de sa judéité. Son grand père, Maurice Schwarz, militant du « bund » (parti socialiste juif) avait été exécuté par Staline en 1937, laissant seules sa femme et ses trois filles, dont Dina, la mère d’Elena. Elena ne l’a pas connu, mais il n’a jamais quitté sa pensée. En revanche, le quotidien de la maison était soviétique, sans pratique religieuse.
À en juger par ses Journaux de jeunesse (1957-1964), l’idée de Dieu s’est imposée en même temps que s’affirmait le choix de la poésie.
« Comment je suis devenue croyante. J’avais à peu près treize ans. J’étais assise à la fenêtre, de biais, et j’ai senti tout à coup qu’un rayon avait en quelque sorte traversé le rideau et était entré dans ma tempe gauche. Ce n’était pas un rayon de soleil, il était, il me semble, tard le soir. (Définition par mauvais temps) »
En 1963, on trouve dans le Journal une page consacrée à sa « foi », qui confond en une image unique le Diable et Dieu. Plus tard, elle dessine la figure d’un Lucifer souffrant de la mission que Dieu lui a confiée (à savoir assumer le mal du monde). Sa poésie fourmille de références religieuses et mythologiques (églises, personnages bibliques et antiques, peinture ancienne, etc.). Elle voue au peintre moscovite peintre Mikhaïl Schwarzmann (cf. la couverture du livre) une admiration totale.
L’essentiel chez Schwarz est la perception d’un principe Divin, qu’elle place au centre de son monde et de son œuvre. Dieu du judaïsme et du christianisme ; dieux antiques et orientaux. Le premier n’est pas exclusif des autres, même s’il semble que Schwarz, au fil des années, ait évolué vers un christianisme plus clairement assumé. Se trouvant en Italie à la Noël 2000, elle raconte avoir communié avec les Italiens, car « les églises peuvent bien disputer entre elles, pour moi elles sont également saintes ». [Instants italiens].
La Kabbale l’a particulièrement attirée, bien qu’elle dise avoir eu trop peu de temps pour l’étudier et la comprendre. Elle considère que « l’examen de l’Arbre des Sephiroth est plein d’enseignements », parce qu’il représente le meilleur de la poésie : « la poésie, ou l’Art, est en relation avec Tiphareth, qui est le principe central de la « Petite Figure » des Sephiroth – il désigne l’harmonie, la joie, l’inspiration. Mais Mozart est probablement le seul à s’y inscrire à l’état pur ». Schwarz voyait dans la poésie le seul principe capable de faire advenir le Monde spirituel que la Kabbale désigne comme Adam Kadmon – l’Homme suprême.
Comment avez-vous abordé la question du rythme dans votre traduction ? Elena Schwarz est très sensible à la question des formes et des scansions.
Je me sais incapable de produire en français une poésie normée, rimée-comptée, dotée de la densité et de l’intensité de l’original russe. La modernité russe a conservé intact le dispositif de la versification, en complet contraste avec l’évolution de la poésie française après la « crise de vers ». Ma pratique ancienne de la lecture de poésie m’a habituée d’emblée à séparer le travail du rythme et la norme versificatoire, ce qu’ont confirmé des années de fréquentation du séminaire de Meschonnic. Je n’associe pas mètre et poésie (Observer en traduction les normes de versification française, voire inventer une métrique calquée sur l’original ne me paraît pas œuvrer au renouvellement du langage poétique français. C’est ce qu’espère l’école d’Etkind, dont le seul représentant de talent est aujourd’hui André Markowicz. Le problème est qu’il ne traduit guère la poésie du XXe et du XXIe siècles, et « imite » les préromantiques en versifiant ses traductions pouchkiniennes avec un art consommé à la façon de Parny et Chénier. Traduire Tsvetaeva ou Schwarz en vers régulier français, c’est courir le risque de l’appauvrissement, du pastiche involontaire et de la stylisation à l’ancienne.)
Reste un travail sur le vers libre français qui, n’en déplaise aux russes, n’est pas de la prose tronçonnée. La poésie de Schwarz se prête relativement bien à une transposition en vers libre. Elena Schwarz, en rupture avec l’habitus soviétique, s’éloigne du quatrain classique isométrique et de la métrique syllabo-tonique de la tradition russe. Son vers « classique », iambes, trochées ou anapestes, est hétérométrique, il varie en longueur et en nature au sein de la strophe et du poème, et il tend vers le vers purement tonique. Le rythme varie en fonction de la position d’énonciation du sujet lyrique et revendique la liberté de la profération, faisant du poème une sorte de récit oral organisé. Même si, dit Schwarz, la rime est condamnée à mourir, que survive au moins la scansion. Schwarz connaissait et admirait le travail sur le rythme de G. M. Hopkins.
Il m’a semblé que le vers libre français, dans sa variabilité et son instabilité rythmique-syntaxique, a parfois la capacité de mimer cette scansion.
La poétesse écrit dans le poème Élégie sur une radiographie de mon crâne : « Le flûtiste est vantard, mais le Dieu est féroce – / Il écorcha Marsyas tout vif – Tel est le destin des flûtistes terrestres » Est-elle cette flûtiste que menace la malédiction divine ?
Oui. Le poète est forcément puni pour la concurrence qu’il fait, involontairement, à Dieu. Ou aux dieux : c’est un ancien motif de la légende grecque souvent repris par une poésie attentive au mythe antique. Krivouline faisait de la peau de Marsyas écorché un drapeau frémissant. Chez Schwarz, on trouve un motif connexe dans l’ « art poétique » ironiquement « imité de Boileau » (p. 41) :
« Le poète est un œil, tu le sauras plus tard,
Brièvement relié au dieu hurlant.
Un œil arraché, au bout d’un fil sanglant,
Qui loge un instant la douleur du monde et sa gloire. »
La souffrance infligée au poète est le prix à payer pour dire (dans les brèves illuminations qui lui sont accordées) à la fois la douleur et la beauté du monde. Vision romantique de l’inspiration.
A-t-elle composé un poème testamentaire ?
Elle a rédigé non pas un poème, mais une sorte de testament en forme d’action de grâces. Le voici :
« REMERCIEMENTS
Sois remercié
Pour m’avoir accordé la grâce d’être poète,
Pour m’avoir fait naître au bord de la Neva, et parce qu’en cet instant je la regarde, et que je vois Saint-Isaac par la fenêtre de l’hôpital,
Pour avoir fait que Maman et Berta m’aient élevée,
Pour m’avoir fait grandir à l‘ombre du Théâtre,
Pour m’avoir permis de voir Rome et le monde et Jérusalem,
Pour m’avoir donné des amis merveilleux et des animaux qui m’ont accompagnée (aujourd’hui encore),
Pour le bonheur de l’inspiration et les joies de la pure raison,
Pour le don de savoir dire correctement la poésie, pour mon insouciance,
Et parce que Tu es toujours mon sauveur et que je trouve parfois en moi les forces de Te remercier aussi pour les souffrances que tu m’envoies.
6 octobre 2009 »
(huit jours après l’opération)
Elena Schwarz a envoyé ce texte à ses amis les plus proches.
Quelques jours plus tard, elle a écrit le poème « Souvenir de réanimation » que j’ai voulu placer à la fin du recueil des Hauts-Fonds, bien que ce ne soit pas le dernier qu’elle ait écrit. Mais il raconte une « navigation » comme celle du poème de 1975, « Navigation », dont Elena Schwarz a toujours dit qu’il lui était venu en rêve, et qui donne la parole à cinq morts dérivant dans la barque des morts sur une Vistule qui est aussi la Baltique.
« Souvenir de réanimation » reprend le motif de la navigation ultime, qui a lieu, cette fois, sur les canaux de Saint-Pétersbourg. Elle passe successivement le « pont des Égyptiens », le « pont des Lavandières » pour accoster enfin à « l’autre rive », où elle se découvrira elle-même, transfigurée par la mort.
C’est en tout cas un poème d’adieu. Mais tous les poèmes de la dernière partie de la vie de Schwarz parlent du pressentiment de la mort.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Elena Schwarz, Elégie sur une radiographie de mon crâne, choix de poèmes traduits du russe et présentés par Hélène Henry, Les Hauts-Fonds, 2020, 190 pages
tunous faisvivre au bord du Nava, merci cher passeur de drogue de la verite. Roger
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how do we order the book? where<, merci
Roger
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C’est larticle du Monde cher Fabien. Yvonne est décédée à la maison hier à trois heures le matin. J’étais à ses côtés. amitiés, Roger
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