« Depuis longtemps, très longtemps, je détestais de toutes mes forces, presque sans le savoir, ce qu’on appelle réalité, le mécanisme des choses qui naissent au fil du temps et que le temps vient détruire. Cette réalité était pour moi incompréhensible et hallucinante. »
Depuis la lecture de Les Petites personnes (Actes Sud, 2017), livre de feu et de colère contre la cruauté envers les plus faibles créatures, l’arrogance humaine et le mépris de la Terre, je voue un culte fervent à Anna Maria Ortese.
Préférant parfois ses visions à la réalité, pouvant être injuste par souci de justice, la romancière et essayiste italienne (Rome, 1914 – Rapallo, 1998) est l’auteure d’une œuvre habitée par une puissance de langage et d’observation enthousiasmante.
La réédition française de La mer ne baigne pas Naples (quel titre, non ?), publié une première fois chez Einaudi en 1953, est donc une joie, ce recueil de nouvelles ayant pourtant déclenché l’ire des Napolitains (en fallait-il tant ? et Anna Maria Ortese est Romaine) considérant que ce livre salissait la réputation de leur ville trimillénaire.
« Je me demande, écrit-elle en préface, où je me suis trompée, si je me suis trompée en l’écrivant et de quelle façon il faudrait aujourd’hui le lire. »
Pendant longtemps persona non grata à Naples, Anna Maria Ortese semble désormais en voie de réhabilitation (béatification ?) : ses archives sont déposés à l’université parthénopéenne – qui aime bien…
Il y a du néo-réalisme dans La mer ne baigne pas Naples, une notation scrupuleuse des faits, mais amenée jusqu’à la dimension de mythe, voire de l’hallucination.
Volontiers accusatrice envers une classe dirigeante incapable, uniquement préoccupée de ses pauvres intérêts, l’auteure de La douleur du chardonneret (1993) est à la fois exaspérée et d’une tendresse immense envers la condition des plus humbles.
« La mer, confie-t-elle sans masquer sa névrose, n’était qu’un écran, pas tout à fait inventé, sur lequel se projetait ce douloureux dépaysement, « l’obscur mal de vivre », comme on l’a ensuite appelé, de celle qui avait écrit le livre. »
La première nouvelle, Une paire de lunettes, est exemplaire de cette fascination douloureuse pour le peuple napolitain : presque aveugle, Eugenia a besoin de lunettes, que se propose d’acheter, contre l’avis général, sa tante Nunzia, « rien moins que méchante ».
Mais, « huit mille lires, bien saignantes », pour voir la misère du monde, est-ce bien nécessaire ?
Les pauvres gens s’indignent : tant d’argent dépensé pour une sotte ! Allons, allons, Naples sombre-t-elle dans un peu plus de folie encore ?
Ville magique, Naples est aussi désespérante, cruelle, impitoyable.
On crie dans le basso, on se frappe la poitrine, on joue à chaque instant l’éternelle partition de la comédie humaine, « huit mille lires, bien saignantes » ! pour une aveugle !
L’or de Forcella est l’une des nouvelles les plus saisissantes, notamment pour l’art de la description tendue.
Incipit : « L’autobus qui devait me conduire à la Via Duomo, où commence San Biagio dei Librai, était si bondé qu’il me fut impossible de descendre à l’arrêt prévu, et lorsque, finalement, je mis pied à terre, la façade désolante de la Gare centrale se dressait devant moi, ainsi que le monument à Garibaldi, entouré d’une caravane de tramways, d’un vert éteint, de taxis branlants, de fiacres tirés par des petits chevaux endormis. Je leur tournai le dos, et revins sur mes pas, jusqu’à la Via Pietro Colletta, dans le fameux quartier des tribunaux. Le ciel était d’un azur éclatant, comme sur les cartes postales vernissées, et il y avait, sous cette lumière, un va-et-vient confus de passants, au milieu des immeubles qui se dressaient çà et là, sans ordre apparent, tels des nuages. Au début de la Via Forcella, je m’arrêtai, perplexe. Il régnait là-haut, à l’autre bout de cette rue étroite, une animation extrême, un remous de couleurs, où dominaient le rouge clair et noir, un bourdonnement de voix, continu, douloureux. Un marché, pensai-je, une bagarre. »
Et ceci, qui donne son titre au recueil : « Il était extraordinaire de penser que la population, loin de diminuer ou de se stabiliser, continuait de croître, et qu’en se répandant,, toujours plus exsangue, en venait à brouiller terriblement les idées de l’administration publique, tandis qu’elle gonflait d’un étrange orgueil, et d’espérances encore plus étranges, le cœur des ecclésiastiques. Ici, la mer ne baignait pas Naples. Personne, j’en étais sûre, n’en conservait le souvenir. Dans les ténèbres de cette fosse ne brillait que le feu du sexe, sous le ciel noir du surnaturel. »
Une fosse volcanique, exubérante, populeuse, pieuse, croyant au miracle, voilà Naples, folle mesure de la démesure d’Anna Maria Ortese.
Anna Maria Ortese, La mer ne baigne pas Naples, nouvelles, traduit de l’italien par Louis Bonalumi et Marc Lesage, Gallimard, 2020, 196 pages
Cela a l’air très puissant comme ouvrage. Me nom de cet autrice me parle et pourtant, en allant voir sur internet je ne connais pas un de ses livres, il faudra que je résolve ce mystère.
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