
Publié une première fois en janvier 2005 dans la revue Esprit, Le Silence des livres (Arléa, 2019) est un très beau texte de George Steiner sur la vulnérabilité de l’écrit, son histoire récente, et les pouvoirs considérables de l’oralité perdue.
« L’écrit dessine un archipel dans les vastes eaux de l’oralité humaine. L’écrit, sans même s’arrêter aux différents formats de présentation du livre, constitue un cas à part, une technique particulière au sein d’une totalité sémiotique largement orale. »
Entre le double source Jérusalem (Jésus de Nazareth) et Athènes (Socrate) se déploie notre sensibilité occidentale, le philosophe grec n’écrivant pas, ni ne dictant, afin de privilégier une présence directe, dialogique, avec la pensée en corps et bouche.
« Ecrivain hors pair », Platon a fait dans le Phèdre la critique de l’écrit comme accaparement du pouvoir par une élite de lettrés, quand « l’échange oral permet, mieux, autorise la remise en cause immédiate, la contre-déclaration et la correction. »
Muet, le texte écrit impose une parole autoritaire, favorisant l’oubli en croyant protéger la mémoire, quand le dialogue relève du grand art mnémonique, et d’une pratique, au fond, de la démocratie directe.
L’abandon par les pédagogues modernes du « par cœur » est ainsi une conséquence du primat de l’écrit : « L’éducation moderne ressemble de plus en plus à une amnésie institutionnalisée. Elle laisse vide l’esprit de l’enfant de tout le poids de la référence vécue. Elle substitue au savoir par cœur, qui est aussi un savoir du cœur, ce kaléidoscope transitoire de savoirs toujours éphémères. »
Jésus de Nazareth, Verbe incarné, enseignant par paraboles, fut-il un illettré ?
« En réalité, le génie des Evangiles synoptiques vient sans doute de l’extrême tension entre une oralité substantielle et une écriture performative. »
Opérant la transmutation de Jésus en « Christ », Paul de Tarse, « un des plus grands écrivains de la tradition occidentale », fut, par l’écrit, l’un des plus fins stratèges, ou communicants, de la tradition catholique, alors que « à de très rares exceptions près, les pères du désert, les ascètes de l’Eglise primitive tenaient en horreur les livres et ceux qui les étudiaient. »
Faut-il par ailleurs imaginer le couple Montaigne-Pascal comme un autre duo Paul de Tarse-Jésus ?
« Le point central demeure cependant l’attitude profondément ambiguë de Rome à l’égard de toute lecture des saintes Ecritures en dehors du cercle de l’élite agréée. Durant de nombreux siècles, toute lecture libre de la Bible fut non seulement sévèrement découragée, mais encore jugée hérétique à de de nombreuses occurrences. (…) L’invention de Gutenberg remplit d’appréhension l’Eglise catholique. »
L’Eglise a brûlé des livres, comme des hommes (Savonarole), à l’instar des pires dictatures récentes, moins subtile que les censeurs discrets de pays expurgeant de leurs bibliothèques des volumes jugés trop séditieux.
Crainte du libre examen, de l’autonomisation, de la déchirure des lisières.
Crainte des Lumières.
Bien lire nécessite de savoir organiser le silence – comme Montaigne dans sa tour, Montesquieu à la Brède, Walpole à Strawberry Hill ou Thomas Jefferson à Monticello -, luxe du contemporain.
Rousseau, Wordsworth, Emerson, précise George Steiner, ont fait cependant l’éloge de l’authenticité de l’expérience vécue, contre la passivité supposée d’âmes desséchées tombant dans les pièges de l’étude livresque.
Pensant contre lui-même, Tolstoï vitupère contre la littérature étouffant la spontanéité : « Tout ce dont un honnête esprit a besoin, tempête Tolstoï, répudiant ses propres œuvres de fiction, c’est une version simplifiée des Evangiles, un bréviaire qui lui donne l’essentiel de l’Imitation Christi. Tolstoï sait parfaitement, et s’en réjouit, l’absence de l’écrit dans les enseignements de Jésus. »
La lecture à l’ère numérique accentue encore peut-être notre incapacité à laisser s’épanouir en nous, dans la fécondité du temps long, les œuvres qui comptent en donnant des clés d’accès au monde.
Il faudrait inventer, pour aujourd’hui, pour demain, pour hier, des maisons de lecture, d’admiration, d’espace critique, où l’on apprendrait par cœur les textes qui touchent, comme on le ferait de prières.
Des écoles nouvelles ?
Mais, attention, la barbarie la plus raffinée peut très certainement cohabiter avec la culture extrême, en témoigne la grande civilisation allemande.
« Cela fera bientôt près d’un demi-siècle, poursuit l’auteur du Château de Barbe bleue, que j’enseigne et écris ; près d’un demi-siècle de vie consacrée à une continuelle lecture et relecture (je n’avais pas six ans lorsque mon père m’initia à la musique d’Homère, à celle de l’oraison funèbre de John de Gaunt dans Richard II, aux poèmes lyriques de Heine), et je suis hanté – il n’y a pas d’autre mot – par une hypothèse d’ordre psychologique », concernant l’emprise « mesmérienne » (comme une hypnose, ou un envoûtement) de l’imagination sur la conscience humaine, d’autant plus lorsque l’on est un lecteur absolu, acceptant le transfert de sa vie dans celle des personnages élus.
Le silence des livres se conclut ainsi en méditation sur les dangers intimes de la lecture, cette délicieuse drogue dure, ce vampirisme.
George Steiner, Le silence des livres, suivi de « Ce vice encore impuni », par Michel Crépu, Arléa, 2019, 66 pages