
« Je voudrais me contenter d’une seule parole, écrit Maurice Blanchot dans L’écriture du désastre (1980), maintenant pure et vive dans son absence, si, par elle, je n’avais à porter tout l’infini de tous les langages. »
Dans une adresse à l’ethnologue et écrivain Jean-Yves Loude (Un Cargo pour les Açores, Actes Sud, 2018), reproduite en préface du livre intitulé Erdgeist, le photographe strasbourgeois Patrick Bogner définit ainsi sa recherche : « L’idée de mon projet Erdgeist s’est imposée à moi grâce au mouvement « Sturm und Drang », né à Strasbourg vers 1770 au sein d’un groupe d’ « avant-garde » constitué par Goethe son chef de file charismatique, Lenz et quelques autres, guidés par Herder et Klinger. Goethe dans son premier Faust évoque l’Erdgeist, l’Esprit de la terre. Il y exprime l’amertume ressentie face aux étroites limites du savoir humain. »

Ayant travaillé depuis des années aux abords du cercle arctique, dans les Orcades, les Féroé, les Hébrides, à Saint-Kilda, en Islande, en Ecosse et en Norvège, Patrick Bogner n’a cessé de se confronter à la notion de sublime, dont Rilke disait qu’il était le commencement de la terreur.
L’intéresse essentiellement ce qui échappe à la raison raisonnante, raisonneuse, étroite.
Ses photographies sont des conversations muettes avec l’indicible, l’ineffable, la puissance même de ce qui n’a pas de nom.

Partition de silences grandioses et effroyables, Erdgeist montre des vertiges de pierres dressées, des concrétions rocheuses, des organisations de forces glaciaires, des éboulis, des coulées.

Des monstres, des entités mystérieuses possédant mille yeux.
Des paysages intérieurs, des passions, des turbulences.
Des champs de bataille témoignant d’une violence originelle inouïe.
Des chutes d’eau, des ciels troués, des ruines, des marcheurs solitaires.

Un hiver éternel.
Du noir et du blanc.
Contempler, apprendre à survivre, disparaître.
Comme chez Caspar David Friedrich, se demander quelle est la place de l’humain dans un tel chaosmos, si Dieu est de vengeance ou d’amour.

En ces espaces où s’impose l’existence d’un ordre supérieur, l’âme du spectateur est convoquée, emportée, intimidée.
Nous ne cessons de chuter, de nous effondrer, de perdre notre route, et de nous relever, de nous redresser, de croire encore que le vide est plein.
Tout parle et tout se tait, la mort n’existe pas, seulement le froid, le glas, l’effroi.

Accompagné des mots de Charles Juliet, Abbas Kiarostami, Victor Hugo, les photographies de Patrick Borgner disent l’immensité et la petitesse, la perte et la persistance, la démesure et la juste place.
Etienne Pivert de Senancour aura le dernier mot (Rêverie sur la nature primitive de l’homme) : « Tout est indifférent dans la nature, car tout est nécessaire : tout est beau, car tout est déterminé. L’individu n’est rien comme être isolé : sa cause, sa fin sont hors de lui. »
Il faudrait ne pas craindre de se jeter dans le gouffre.
Ce qui est le mouvement même de l’art de nécessité, non ?
Patrick Bogner, Erdgeist, texte de Patrick Bogner, L’Atelier contemporain, 2020, 144 pages
Editions L’Atelier contemporain
