« La loi punit ceux qui impriment de faux billets, mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi, je protège la langue que j’utilise. »
Un homme incarcéré, accusé d’avoir jeté dans le vide, lors d’une ascension en montagne, un camarade de luttes politiques ayant trahi les siens afin d’obtenir une réduction de peine.
Un juge qui enquête.
Un dialogue tendu, fin, retors, limpide, entre deux hommes de générations différentes ayant chacun le sens du devoir.
Des lettres envoyées de prison à une femme bien-aimée.
L’homme ayant chu dans le gouffre a-t-il été croisé par hasard ? Sa mort est-elle accidentelle ou préméditée ? Les Années de Plomb font-elles encore des victimes ?
Est-il possible d’accéder à la vérité ? La fiction peut-elle y conduire ?
Quels sens donner au mot justice ?
Qu’est-ce qu’une vie menée dignement ?
« Je vois la société comme une construction faite de matériaux de plus en plus mauvais au fur et à mesure qu’elle progresse vers le haut. »
Dans son dernier ouvrage traduit en français, Impossible (entendre ce titre dans la force de l’italien), Erri De Luca mène l’enquête à la façon d’un maïeuticien, dressant le double portrait d’un militant politique (fantôme de Lotta Continua, organisation révolutionnaire prônant l’action armée à laquelle appartint le futur écrivain) et d’un homme ne pouvant le comprendre (qu’est-ce que cette folie de communisme lorsqu’on pense que l’instinct de propriété est premier chez les humains ?), mais aussi celui d’une époque révolue, dont les secousses historiques ne sont paradoxaement pas encore achevées.
Impossibile se lit d’une traite, passionnément, Erri De Luca créant avec beaucoup d’habileté tout au long de son ouvrage une tension prenant valeur de vertige métaphysique.
Qu’est-ce qu’un acte politique révolutionnaire ? Pour reprendre la vulgate badiousienne, l’endurance d’un point mené jusqu’à ses ultimes conséquences.
N’est-ce pas aussi le pari de la littérature ? Se confronter, en raison et phrases, à l’impossible, sans en réduire la puissance d’irreprésentable et d’indicible.
L’écrivain sicilien Leonardo Sciascia, devenu parlementaire, participant à la commission chargée d’enquêter sur l’enlèvement et le meurtre d’Aldo Moro, aurait-il vraiment pu prendre en compte la notion de responsabilité collective, ou s’est-il égaré en bornant ses réflexions en ne considérant que la notion de responsabilité individuelle ?
Pourquoi grimper seul en montagne, si ce n’est pour affronter, épouser, la vérité des pierres en cherchant les points d’équilibre, tout en s’enchantant de l’inutile ?
La montagne : « Chacun a ses propres raisons d’y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n’aura pas besoin qu’on le laisse en paix [car au-delà des conflits]. »
Ecrire un bon livre demande un posséder la science des justes pas, comme de savoir survivre en posant des actes et paroles précis dans les situations les plus périlleuses.
Tentant d’arracher des aveux, le magistrat ruse, cherche à déstabiliser l’inébranlable accusé qui le juge en lui opposant la fermeté de sa parole – attitude à envisager comme leçon politique.
Ne pas baisser la garde, ne pas trébucher sur les cailloux de la procédure, mais contre-attaquer sans ciller, à la façon d’un Vergès, fors l’arrogance.
Ne pas oublier que la vérité est au fond du puits, tout au bout du roman, au plus profond de la mémoire.
Maintenant, il faut relire toutes les pages, mener en soi l’enquête.
Déclaration à sa tant aimée par un homme emprisonné : « Tu es une femme au cœur de la vie. S’il t’arrive d’éprouver un désir impérieux pour un homme, tu l’exprimes et tu le satisfais. J’espère que tu ne tomberas pas amoureuse, mais quand bien même, je t’aime tant. Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien à toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi. »
Et la lutte continue.
Erri De Luca, Impossible, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2020, 176 pages