Vieille maison, 6, rue de Fourcy, IVe, 1910
© Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris
J’aimais beaucoup Alain Buisine, qui fut mon professeur à l’université de Lille III, et dont les livres sur Proust, Sartre, Piero della Francesca, Tiepolo, comptèrent dans ma formation sensible et intellectuelle.
Aussi son essai sur Eugène Atget, sous-titré La mélancolie en photographie, publié en 1994 chez Jacqueline Chambon.
Qualité de l’écriture, qualité des chemins de pensée, qualité des intuitions.

Alors que la Fondation Henri Cartier-Bresson exposera bientôt cent quarante-six photographie issues du fonds Eugène Atget du Musée Carnavalet – après la très belle exposition ayant eu lieu en 2007 à la BNF -, il me plaît de me souvenir de cette citation du livre d’Alain Bergala, Les absences du photographe, placée par Alain Buisine en exergue de son étude : « La photographie, si elle a pu apparaître à un moment de son histoire comme un art de la rencontre heureuse avec le monde, voire une célébration de la présence de l’homme au monde, a aussi à voir, je dirais presque ontologiquement, et plus souvent qu’on ne croit, avec le manque, l’absent, et le ratage du réel. »
Photographe du vieux Paris, Eugène Atget (1857-1927) fut aussi paradoxalement celui de son absence, de sa disparition, voire de son évacuation.
Documentant de façon quasi obsessionnelle à partir de 1897 le Paris des petits métiers, des devantures d’échoppes, des quais et des parcs à demi-abandonnés, cet artiste du non-événement était un photographe du petit matin et de la viduité.

Pas de pittoresque, mais une exhaustivité un peu folle, dans la recension des heurtoirs ou des éléments décoratifs des façades, soulignant finalement davantage l’absence potentielle ou le sursis que la plénitude.
Pas de psychologie, pas de personnages, ou très peu, pas de foule – Atget est l’anti-Baudelaire -, mais de la matière, de la clarté, des bâtiments posés là comme les témoins d’un monde à son point de bascule, et beaucoup de vide, une sorte d’aspiration de l’image et du spectateur par la vacuité, la perte, la soustraction.
Né à Libourne (Gironde) en 1857, Atget, qu’il faut entendre avec son accent bordelais, était un homme de métier, un autodidacte et artisan génial ayant utilisé pendant quarante ans la même chambre à soufflet afin de saisir, par cercles concentriques, à partir de son centre, la forme d’une ville promise depuis Haussmann à d’importants changements.

De l’humilité, pas d’esthétisation facile, mais, précise Agnès Sire, directrice artistique de la Fondation HCB, ayant travaillé de concert avec Anne de Mondenard, responsable du département Photographies et Images numériques du musée Carnavalet, « une jouissance de l’œil ».
Sauvé de l’oubli par Berenice Abbott, qui fut l’assistante de Man Ray, et persuada les Etats-Unis – le galeriste Julien Levy, soutenu par le légataire d’Atget, André Calmettes -, d’acquérir ce riche patrimoine, le photographe français rentrant dans les collections du MoMA de New York en 1968.
Il écrivait avec émotion, le 12 novembre 1920, à Paul Léon, directeur des Beaux-Arts : « Monsieur, j’ai recueilli, pendant plus de vingt ans, par mon travail et mon initiative individuelle, dans toutes les vieilles rues du vieux Paris, des clichés photographiques format 18×24, documents artistiques sur la belle architecture civile du XVIe au XIXe siècle : les vieux hôtels, maisons historiques ou curieuses, les belles façades, belles portes, belles boiseries, les heurtoirs, les vieilles fontaines, les escaliers de style ; les intérieurs de toutes les églises de Paris (ensembles et détails artistiques). Cette énorme collection, artistique et documentaire, est aujourd’hui terminée. Je puis dire que je possède tout le vieux Paris. Marchant vers l’âge, c’est-à-dire vers 70 ans, n’ayant après moi ni héritier ni successeur, je suis inquiet et tourmenté sur l’avenir de cette belle collection de clichés qui peut tomber dans des mains n’en connaissant pas la valeur et, finalement, disparaître, sans profit pour personne. Je serais très heureux, monsieur le directeur, s’il vous était possible de vous intéresser à cette collection. »

Admiré par les surréalistes pour la sensation d’inquiétante étrangeté émanant de ses photographies – on peut penser à la peinture métaphysique de De Chirico -, Atget fut cependant probablement plus vite compris pour sa modernité par les amateurs de Walker Evans que par ceux de la tradition pictorialiste aimant voir dans la photographie une continuité naturelle de la peinture.
Dans sa Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin a une formule saisissante : « Atget était un comédien qui, dégoûté par son métier, renonça aux fards du théâtre pour démaquiller la vérité. »
Il y a dans ses images tout un monde de fantômes.
Des silhouettes apparaissent quelquefois, à une fenêtre, dans une cour, au coin d’un entrepôt.
Un travailleur, un chat, une habitante, un petit garçon, presque gênés d’être là, presque de trop.
Le photographe passe, et tout semble soudain s’arrêter.
Il y a une attente, des péniches amarrées aux quais solitaires, des perspectives un peu désolées, désolantes, une banalité parfois âpre.
Eugène Atget photographie un ordre, un effort d’organisation, et le tremblement du temps, qui est son véritable sujet.
En attendant que s’ouvre la nouvelle exposition Atget, un catalogue est disponible, conçu par les toujours excellents Atelier EXB, ayant conservé, ô bonheur, la tonalité et les bords d’origine des photographies.
On y retrouvera l’univers de cet étrange piéton de Paris, homme modeste et insaisissable en sa compulsion photographique.
Monographie Eugène Atget, Voir Paris, textes Anne de Mondenard, Agnès Sire et Peter Galassi, édition Nathalie Chapuis, production Charlotte Debiolles, Atelier EXB, 2020, 224 pages – 146 photographies n & b
Exposition Atget – Voir Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris), du 19 janvier au 25 avril 2021