Maxime Du Camp
« Le bazar des esclaves, écrit du Caire le 2 décembre 1849 Gustave Flaubert à sa mère Caroline, a eu nos premières visites. Il faut voir là le mépris qu’on a pour la chair humaine. Le socialisme n’est pas prêt de régner en Egypte. »
J’aime beaucoup la collection de poche intitulée Format Passeport des éditions Créaphis, élégante, riche de contenu, conçue pour être durable et permettre des voyages clandestins, dans le métro, dans un bus, dans une réunion assommante, lors d’une visioconférence.
Dernier titre paru, Ecrire ou photographier, Flaubert et Du Camp en Egypte, de l’historien Sylvain Venayre.
Lorsqu’ils partent en Egypte en 1849, les deux amis, qui ont déjà voyagé ensemble deux ans plus tôt en Bretagne, ont 27 ans : l’un écrit ses visions, l’autre photographie, accumulant des images qui formeront à son retour le premier grand livre en France de voyage illustré par des photographies.
Francis Frith
L’écriture descriptive serait-elle obsolète alors que la reproduction mécanique de la réalité devient peu à peu omniprésente ?
Qu’attendre encore de la littérature ?
« Maxime, écrit Gustave à sa mère, va recommencer ses rages photographiques. »
Ces interrogations, le voyage égyptien de Flaubert et Du Camp les posent de façon exemplaire, Sylvain Venayre ayant en outre, pour accompagner son bref essai, sélectionné des extraits de la correspondance du grand écrivain, des photographies de son compagnon de voyage, ainsi que l’image d’un crocodile spectaculaire prise en 1857 par le Britannique Francis Frith (1822-1898), désignant peut-être ironiquement l’auteur de Salammbô.
Maxime Du Camp
Le désir d’Orient, exalté par Chateaubriand en 1811 avec Itinéraire de Paris à Jérusalem, se nourrit d’exotisme, et de confrontation quelque peu stupéfaite ou ivre avec les signes de la grandeur des autres civilisations, les deux comparses parcourant l’Egypte, le Liban, Jérusalem, Constantinople, la Grèce, le voyage durant un an et demi.
Du Camp, qui pense son voyage comme archéologique, fixe sur calotype des paysages qu’il compte faire connaître à ses contemporains : « Le procédé [mis au point par William Henry Fox Talbot] permet, précise Sylvain Venayre, de réaliser un négatif papier qui autorise la reproductibilité de l’image par tirage contact, sans projection. Grâce aux négatifs du calotype, on peut en effet obtenir autant d’épreuves qu’on le désire. »
Mais la chambre photographique ferait-elle de l’ombre à l’écriture, ou la relancerait-elle vers d’autres horizons ?
Maxime Du Camp
L’écriture ouvre-t-elle plus l’imaginaire que l’image ?
Le « daguerréotypeur littéraire » (Théophile Gautier) est-il l’écrivain du temps nouveau ?
Au cher maître du Parnasse : « Au Caire j’ai vu un singe masturber un âne. L’âne se débattait, le singe grinçait des dents, la foule regardait, c’était fort. »
A l’écrivain la vie, au photographe les ruines, fussent-elles sublimes ?
Autre voyage, en Ecosse, avec Jean-Pierre Gilson, à qui Jacques Roubaud offre ses mots de poète déguisées en légendes : « Le chemin, ce chemin, austère / et la distance / transpercée de lumière // transpercée de nuages et de lumière / ce chemin, le chemin / austère » (Glen Muick)
En hommage à Gilles Tautin, élève en classe de première, mort noyé dans la Seine le 10 juin 1968 en tentant d’échapper à une charge de CRS, Bernard Chambaz (en poésie) et Bruno Barbey (en photographie) ont composé un tombeau : des CRS, des manifestants poing levé, tenant entre leurs mains le portrait du jeune martyr, l’émotion, la rage froide, et un poème écrit en 2008.
« tes parents / n’ont pas voulu qu’on fasse de leur enfant / mort un saint-just. / j’ai ton âge et j’ai l’âge de tes parents et rien / ne peut les consoler. »
Maxime Du Camp
Autres livres de teneur politique avec Le Veilleur de Elisabeth Chabuel évoquant en trois temps et trois régimes d’écriture différents, le destin d’un homme, un résistant, traqué par les Nazis sur le plateau du Vercors, martyr lui aussi, et L’incendie de l’Hôtel Paris-Opéra, de Claire Lévy-Vroeland, enquête en 480 pages sur le drame de l’incendie d’un meublé, situé à Paris près des galeries Lafayette, ayant eu lieu dans la nuit du 14 au 15 avril 2005.
A leur façon, ces deux livres rétablissent la mémoire des inconnus, des vies brisées ou arrêtées, des méprisés.
Elisabeth Chabuel : « Le veilleur n’a pas crié. Il n’a pas pleuré. Encore une bouffée de brouillard. Il avale. Il s’est levé dans la canicule du matin. Il a déplié ses os, tendu sa peau. Son œil n’a pas cillé dans la canicule du matin. Un mot, juste un mot. Il a dit : ils sont là. Panique sur les visages. Des exclamations silencieuses criantes de bruit. Il les a fait sortir un par un, par le soupirail et il est resté. »
Parole de Farid Alouache, rescapé de l’incendie de l’Hôtel Paris-Opéra, peuplé pour l’essentiel par des sans-papiers africains : « Quand ils nous ont envoyés à l’hôtel Paris-Opéra, ma femme n’est pas venue avec moi, parce qu’elle travaillait. Elle est sortie le matin et moi, avec la convocation du Samu, je suis parti avec mon fils pour voir l’hôtel. Une amie de ma nièce m’a aidé à transporter mes bagages. La gérante m’a tout de suite dirigé vers la chambre de bonne au dernier étage. Et quand ma femme est revenue du travail, elle a vu la chambre, elle a dit qu’elle ne voulait pas y rester. Moi je n’avais pas négocié, je ne sais pas au juste pourquoi, je ne trouvais pas ça nécessaire. Du moment qu’on est là temporairement, que ce soit au dernier étage, au premier étage, je m’en fiche… Il y a eu beaucoup de victimes au dernier étage. Il y a eu une dame qui a perdu son enfant, elle était montée sur le toit, et après elle est tombée de ses bras, la petite. Nous avons été sauvés les premiers sauvés par les pompiers. C’est le destin. Normalement, nous aurions dû y passer les premiers, on était juste au-dessus du départ de feu. »
Maxime Du Camp
Pour ne pas oublier, pour construire une Histoire parallèle, pour ne pas perdre le sens de la justice et des luttes, pour le goût de la beauté aussi et la nécessité de l’art, il y a le catalogue des éditions Créaphis.
Sylvain Venayre, Ecrire ou photographier, Flaubert et Du Camp en Egypte, édition Claire Reverchon, Pierre Gaudin, Anne Garnier, Créaphis éditions, 2020, 84 pages
Jacques Roubaud et Jean-Pierre Gilson, Scotland, édition Claire Reverchon, Pierre Gaudin, Anne Garnier, Créaphis éditions, 2019, 104 pages
Bernard Chambaz et Bruno Barbey, Dix juin soixante-huit, Suite pour Gilles Tautin, édition Claire Reverchon, Pierre Gaudin, Anne Garnier, Créaphis éditions, 2018, 56 pages
Elisabeth Chabuel, Le Veilleur, édition Claire Reverchon, Pierre Gaudin, Anne Garnier, Créaphis éditions, 2018, 72 pages
Claire Lévy-Vroeland, L’Incendie de l’hôtel Paris-Opéra, édition Claire Reverchon, Pierre Gaudin, Anne Garnier, Créaphis éditions 2018, 478 pages
Se procurer Ecrire ou photographier
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Se procurer L’incendie de l’Hôtel Paris-Opéra
Vous publiez des photos de De Camp. Avez-vous lu les récits de voyage de respectivement Flaubert et De Camp? Fascinant ce Voyage en Orient de Flaubert ainsi que celui de Maxime De Camp, où on trouve des perles d’observation et des anecdotes intéressantes et significatives. Flaubert part en voyage avec une provision de cahiers, d’encre et une réserve importante de plumes d’oiseau pour écrire. À un moment donné, Flaubert raconte qu’il s’est rendu dans une madrassa pour demander de l’encre. En 1850, il n’y a pas de route en Égypte, et ils doivent parfois dormir dans des caravansérails souvent infestés de punaises. Flaubert remarque à un moment qu’on ne sait toujours où se situe la source du Nil sur lequel il vogue depuis quelques semaines. Un grand nombre d’observation que nulle image ne pourrait évoquer. D’autre part, il est vrai que les images de De Camp ajoute une dimension aux descriptions que les deux voyageurs font de leurs observations. Deux lectures complémentaires riches d’histoires et de descriptions de lieux qui n’existent plus.
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