Le crime, la parole, l’indemne, par Yannick Haenel, écrivain, et François Boucq, dessinateur

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© François Boucq

« Il y a cinq ans, les terroristes avaient visé des dessinateurs, des Juifs et des policiers. Aujourd’hui, c’est toute la société française qui est visée. Les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 avaient modifié la vie en France ; et depuis que Samuel Paty a été décapité pour avoir enseigné la liberté, c’est précisément notre liberté, celle de chacun de nous, qui a changé. » (Yannick Haenel)

Un tribunal. Un procès majeur. Une recherche de la vérité. Un jeu de narrations. Un livre de littérature déguisé en chronique judiciaire dessinée.

Il s’agit de rendre compte, en mots et dessins, du procès des attentats de janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, une policière municipale de Montrouge et le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris.

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© François Boucq

Les auteurs principaux des attentats sont morts, Saïd Kouachi, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly.

Sont jugées, par la cour d’assise spéciale de Paris, composée de magistrats professionnels, quatorze personnes accusées de complicité – trois sont en fuite, Hayat Boumeddienne, Mohamed Belhoucine et Mehdi Belhoucine, partis en zone irako-syrienne quelques jours avant les attentats.

Les audiences sont filmées, le procès est historique.

Il convient de comprendre les contacts dans la société du crime, les réseaux de responsabilité, les confluences.

Il a fallu acheter des véhicules, se procurer des armes, trafiquer.

Les assassins sont médiocres et terribles, déterminés et dérisoires.

Dix-sept personnes sont mortes à qui il faut rendre justice.

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© François Boucq

Le volume Janvier 2015, Le Procès est important, parce qu’il acte des faits, des paroles, des gestes, des regards.

Mais attention, il ne s’agit pas d’un rapport d’huissier, les deux intervenants s’y expriment avec leur entière liberté, engagent leur subjectivité, dans la conscience d’être des témoins exceptionnels. Des témoins de témoins.

« Comment raconte-t-on sa propre vie ? Les écrivains se posent la question, mais quelqu’un qui est incarcéré joue sa vie sur ce récit. »

La littérature, ce n’est pas de la littérature.

Le nom des morts, le nom des criminels, le nom des sales petites mains.

Cinquante-quatre jours de procès épuisants – de 9h30 à 21h -, de paroles bouleversantes, de mensonges.

Et l’ombre du virus.

Le président : « La cour d’assises saisit des faits, mais elle juge des hommes. »

Il faut écouter, savoir douter, ne cesser de se poser des questions, puis trancher, graduer les peines.

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© François Boucq

Jour trois : « On ne comprends pas tout ce qu’ils ont fait, mais on découvre peu à peu qu’ils se connaissaient. Ils viennent de Grigny, dans l’Essonne, de Charleville-Mézières, dans les Ardennes, ou de Gilly, près de Charleroi, en Belgique. Ils ont des casiers judiciaires chargés de trafics de stupéfiants, escroqueries, extorsions, violences aggravées, recels d’armes. »

Nos meurtriers sont des comédiens ridicules : « A la demande du président de la cour, qui veut connaître « leur parcours de vie », ils se racontent avec un mélange de repentance, de forfanterie et d’agressivité ; ils passent de l’autoapitoiement à la colère la plus débridée ; ils s’efforcent de faire bonne figure et en même temps ils justifient leurs travers ; ils minimisent leurs forfaits et s’autoabsolvent des pires trafics avec une indulgence presque puérile, qualifiant leurs propres délits de simples « bêtises », et donnant de leurs crimes les plus ténébreux des versions parfois si saugrenues qu’elles font de ces hommes englués dans la criminalité des pieds-nickelés qui se cherchent des excuses. »

A lire Yannick Haenel, je vois des mots, des expressions, des phrases plus denses que d’autres : violences, air minable, masques, silence, pensée, innommable, embrouilles, petit monde crapuleux, horreur, regarder la mort en face, blessures, solitude, amour, courage, survivants, indemne, dissimulation, armes, peur, islam radical.

Il y a aussi ce paragraphe désignant l’enjeu de sa présence à ce procès des complicités, qui est aussi le cap moral de toute son œuvre : « A la fin de son livre Le Lambeau, Philippe Lançon rencontre Michel Houellebecq, et celui-ci lui dit, en citant l’Evangile selon saint Matthieu : « Et ce sont les violents qui l’emportent. » Ce sera à nous qui assistons à ce procès, de contredire ce constat, de vaincre le désespoir, d’être plus forts que la destruction, et de tout faire pour que ce soit la pensée qui l’emporte. »

Les accusés défilent, racontent, jouent, se la jouent, s’écrasent un peu : Abdelaziz Abbad, Saïd Makhlouf, Metin Karasular, Ali Riza Polat, Miguel Martinez, Michel Cattino, Mohamed Farès, Willy Prévost, Christophe Raumel, Amar Ramdani, Nezar Mickaël Pastor Alwatik.

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© François Boucq

Une pitoyable comédie humaine trouvant son envers de maléfice dans les images épouvantables de la scène du crime dans les bureaux de Charlie Hebdo – une minute quarante-neuf secondes – projetées durant l’audience de Christian D., commissaire de la section antiterroriste de la brigade criminelle ayant mené les enquêtes.

Les victimes parlent, et il faudrait tout noter, de leur détresse, de leur vérité, de leur pudeur, de leurs silences.

« Lorsqu’on écoutait aujourd’hui Catherine Gervasoni ou Jérémy Ganz [à propos de Frédéric Boisseau, responsable de maintenance, tué lui aussi ce matin-là, mais dont peu se souviennent], on avait la sensation d’une justesse absolue de la parole. C’est une chose qui arrive lorsqu’elle coïncide avec une forme d’amour : le deuil vous donne une profondeur d’empathie qu’aucune gloire médiatique ne vous donnera jamais. »

Et : « Il est beau de voir à quel point ceux et celles qui parlent devant la cour, devant les accusés, les parties civiles, les avocats et les journalistes entrent dans une dimension où quelque chose de plus grand que nous se met à exister. »

C’est pour ce plus grand que nous qu’écrit Yannick Haenel, pour cette dimension de parole qui exauce, pour les points de vérité qui illuminent.

Paroles de Coco, de Sigolène Vinson, de Laurent Léger, de Simon Fieschi, de Riss, de Fabrice Nicolino… qui sont la survivance de la parole incarnée, l’humanité même.

Paroles des familles des victimes

Et puis, il y a ces moments extraordinaires, comme lorsque la salle rit alors qu’on projette des dessins de Charb.

Et puis les propos politiques contre la gauche refusant de prendre la mesure du danger de l’islamisme radical.

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© François Boucq

Chloé Verlhac, veuve de Tignous : « J’ai besoin d’entendre les mots de laïcité, d’égalité, de fraternité. J’ai toujours pensé que c’était un assassinat politique. »

Et puis le meurtre, dans la rue, à bout portant, du policier de quarante ans Ahmed Merabet.

Et puis la fuite des Kouachi, l’intelligence du commissaire Nicolas G., l’imprimerie CTD de Dammartin-en-Goëlle, l’assaut par le GIGN.

Et puis, en parallèle, les agissements criminels d’Amedy Coulibaly, la tentative d’assassinat d’un joggeur à Fontenay-aux-Roses (Romain D.), le meurtre d’une policière municipale à Montrouge (Clarissa Jean Philippe, 26 ans), le témoignage sidérant de Laurent J, agent de la ville ayant tenu tête à Amedy Coulibaly : « Je pense que pendant quelques minutes, je suis devenu fou, et c’est probablement ça qui m’a sauvé. »

Et puis la tuerie de l’Hyper Cacher : « Ecouter le récit de la tuerie de l’Hyper Cacher est un cauchemar. Le commissaire Christian D. nous a précisé le déroulement minute après minute de ces quatre heures et quatre minutes si affreuses que la plupart des survivants, exilés désormais en Israël, ne veulent pas venir témoigner. Mais nous avons beau souffrir à l’écoute d’un tel récit, nous n’avons que cela pour ne pas succomber à la barbarie : la précision. Je ne sais pas si elle est capable de sauver quoi que ce soit en ce monde brouillé par l’impunité des instantanéités, mais elle est une éthique possible. L’approximation est obscène : la bouillie verbale, criminelle ; seule la précision demeure morale. »

Et puis la parole de Zarie S., disant l’indemne au-delà du mal, le retournement de la malédiction en bénédiction.

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© François Boucq

Yannick Haenel cite ici Simone Weil, dans La personne et le sacré : « Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se cueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif à la vérité et au malheur. C’est la même pour les deux objets. C’est une attention intense, pure, sans mobile, gratuite, généreuse, et cette attention est amour. Parce que le malheur et la vérité ont besoin pour être entendus de la même attention, l’esprit de justice et l’esprit de vérité ne font qu’un. L’esprit de justice et de vérité n’est pas autre chose qu’une certaine espèce d’attention, qui est de pur amour. »

Et puis il y a le malaise d’un accusé faisant craindre le Covid, un témoignage d’un chef de la DGSI, les paroles des Kouachi disant à leur femme, le matin du jour où ils tueront douze personnes, « qu’ils vont faire les soldes », et les interrogatoires des accusés, la terreur dans les quartiers, les liens dans les cités, les rapports de force, la misogynie, l’antisémitisme, la fabrique de la délinquance, le dévoiement de l’islam.

Et puis, l’inimaginable de nouveau, la décapitation du professeur d’histoire Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020.

Et l’attentat perpétré dans la basilique Notre-Dame de Nice le jeudi 29 octobre.

Il m’est impossible ici de rendre compte de tout, là où rien n’est anodin, là où tout pue le mal et où tout crie justice, vérité, lumière.

Comment devient-on un criminel ? est-on aspiré par un vide plus grand que tous les autres s’identifiant avec la mort ? la bêtise suffit-elle ?

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© François Boucq

« Pourquoi la religion est-elle devenue l’opium des prisons ? » (Maître Dosé)

Il y a de la catharsis au tribunal, une levée de fantômes, une douleur infinie et la possibilité de refonder, ensemble, un en-commun, quand règnent les déchirures, les blessures, les séparations.

En écoutant les paroles émises lors de ce procès hors norme, en rédigeant chaque matin un compte-rendu des événements de la veille, en endurant l’horreur et l’incroyable force de témoignages impossibles (Jérémy Ganz accompagnant son ami vers la mort), en allant au-delà de sa fatigue et de son accablement devant le crime, Yannick Haenel a vécu une expérience intérieure.

L’écrivain cite Une minute quarante neuf secondes, livre de Riss : « Chaque phrase sera une fausse victoire, car il faudra en écrire des milliers d’autres, qui jamais ne suffiront à esquisser le portrait de l’abîme. »

Oui, voilà pourquoi il faut la littérature, voilà pourquoi il faut Melville et Conrad et tous les grands.

« Il faudrait être reconnaissant à tous ceux qui savent raconter : leur précision nous sauve. Elle nous donne une clarté sur ce monde si criminel qu’il nous semble parfois que rien ne lui échappe. Eh bien si : il y a le cœur des récits. Raconter, c’est empêcher que la mort n’ait le dernier mot. J’écris ce texte pour dire ceci, qui est très simple : à la fin, ce n’est pas la mort qui gagne. Les récits sont plus forts que la mort. »

Il faut saluer aussi le travail du dessinateur François Boucq, la justesse de ses portraits, les yeux des témoins, la position des corps, des mains, des jambes, les masques donnant finalement aux visages une expressivité nouvelle, comme si chaque détail pouvait parler au nom de la vérité.

Des paroles contre des armes et la haine.

Des dessins et des mots contre des armes et la haine.

Yannick Haenel : « La liberté fait mal, mais elle est le seul bonheur. »

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Yannick Haenel – François Boucq, Janvier 2015, Le Procès, directeur de la publication Riss, Charlie Hebdo / Les Echappés, 2020, 216 pages

Charlie Hebdo

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Matatoune dit :

    J’ai suivi avec attention le doc diffusé hier au soir sur France 5 avec des extraits lus de Yannick Haenel . Merci de nous présenter ce livre que je vais certainement me procurer !

    Aimé par 1 personne

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