Piero di Cosimo et David, briseurs de barrières, par Alain Jouffroy, poète, essayiste, critique d’art

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Simonetta Vespucci, vers 1490, Piero di Cosimo

Il n’y aurait pas L’Intervalle sans le formidable exemple d’Alain Jouffroy, son énergie, ses dizaines de monographies, sa façon de constituer des collectifs informels dans le vaste domaine des sens et de l’Externet, sa défense de l’explosante-fixe de la poésie, son individualisme révolutionnaire.

L’Atelier contemporain republie aujourd’hui deux de ses titres majeurs, Piero di Cosimo ou la forêt sacrilège (première édition chez Robert Laffont dans la collection « L’atelier merveilleux » en 1982), et Aimer David (paru d’abord chez Terrain vague Losfeld dans la collection « Vision » en 1989).

Pour aborder Piero, il n’est pas déconseillé de commencer par la dédicace finale, valant manifeste : « Il eût fallu du sang, du feu et de la volupté pour écrire ce premier livre français sur Piero di Cosimo. Il eût fallu courir les forêts et galoper à cheval au bord de la mer, il eût fallu se battre avec les mêmes bêtes féroces et s’enivrer du même vin, et je ne l’ai pas fait. Je le déplore d’autant plus que sa peinture est incitatrice de désordres amoureux et je dois demander pardon de lui avoir ainsi désobéi. Mais en partant à la recherche de Piero di Cosimo, on redevient son propre conquérant, on traverse le mur intérieur des flammes qui nous séparent la plupart du temps de notre inconscience et je dédie ce livre à la mémoire de celui qui a veillé attentivement aux briseurs de barrières, je veux dire : André Breton. »

On sait peu de choses sur le peintre florentin (1462-1522) développant son art à l’époque des exaltations du néoplatonisme et de la relecture par Marsile Ficin du corpus grec.

Il est décrit par Vasari comme un solitaire, un excentrique, en quelque sorte un sauvage très raffiné refusant d’ordonner son jardin ou de couper la moindre pousse.

Il a très certainement lu Lucrèce, à qui les conceptions matérialistes, physiques, naturelles, vont parfaitement.

« Lucrèce, analyse très justement Alain Jouffroy, fut pour Piero di Cosimo ce que fut Lautréamont pour les surréalistes : le point originel d’une pensée nouvelle. »

Piero di Cosimo, Perseus u.Andromeda - Piero di Cosimo/Perseus u.Andromeda/1515 - Piero di Cosimo, Persée libère Andromède
Persée libère Andromède, 1515. Huile sur bois, Florence, Galerie des Offices, Piero di Cosimo.

Sa peinture religieuse, conventionnelle, le protège des foudres de l’Eglise, lui permettant dans des scènes mythologiques de déployer un point de vue très personnel, unique, en inventant « quelques-uns des plus étonnants tableaux du monde ».

Les surréalistes l’ont redécouvert (lire L’art magique, d’André Breton), Piero est une merveilleuse énigme.

Un peintre précoce, très doué, indocile.

On le recherche pour ses extravagances, pour sa liberté, pour sa capacité à prendre des risques.

Il invente pour les fêtes de Laurent de Médicis un impressionnant Char de la Mort, d’une couleur très noire parsemée de croix blanches.

Erwin Panofsky l’a commenté, il est rival de Botticelli, plus mondain, et complice de Léonard de Vinci, comme lui très indépendant.

Il portraiture de profil la belle Simonetta Vespucci, seins nus, un serpent enroulé à son collier, sur fond de paysage magnifique.

La maîtresse de Julien de Médicis, morte très jeune, regarde vers la gauche, la Sans Pareille est ailleurs, ici-bas et très loin, lisse et mystérieuse, partie depuis longtemps déjà.

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Un satyre pleurant sur une nymphe, 1495, Piero di Cosimo

« Piero di Cosimo, précise Alain Jouffroy, n’a pas peint ces tableaux pour nous rassurer, mais pour dialoguer avec nous dans un autre langage que celui de la raison : un langage plus exact que celui des mots, où l’ordre que nous croyons par notre pensée introduire dans le chaos du monde est entièrement remis en cause, mais en douceur. »

Contemporain de Machiavel, di Cosimo partage avec l’auteur du Prince la conviction que « la lutte des hommes pour leur existence représente l’enjeu essentiel » – voir ses scènes de chasse, très horizontales, comme si toute transcendance était abolie.

Il y a certes l’adorable Simonetta, mais il y a d’abord les combats de survie, la férocité, la prédation, la dévoration, les rapports de force.

Le dieu Pan n’est pas un tendre, il est emportement, violence, copulation cosmique et déchirures.

Piero di Cosimo est un païen, un rebelle, préférant la solitude du Silène aux jeux de pouvoir portés par des ambitions hiérarchiques.

Le poète, peintre et sculpteur Jean-Pierre Duprey, qui fut passé à tabac après avoir uriné sur la tombe du Soldat inconnu en protestation contre la guerre d’Algérie, est son frère.

Alain Jouffroy ne s’y trompe pas, qui a d’ailleurs nommé aussi son essai biographique du titre d’un recueil du scandaleux écrivain retrouvé pendu à la poutre maîtresse de son atelier le 2 octobre 1959, La forêt sacrilège.

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Autoportrait, 1791, Jacques-Louis David

Le peintre Jacques-Louis David (1748-1825) est une autre singularité, que le critique cherche à libérer des représentations dominantes concernant l’Ecole néoclassique pour en faire le premier peintre-citoyen, artiste engagé dans l’histoire aux côtés de son ami Maximilien de Robespierre, et double de Sade, chef de l’intransigeante section des Piques.

Par la clarté de ses visions et sa volonté de mettre en scène la vertu, il peint l’élan révolutionnaire en son désir de mise en ordre définitive de la société et des esprits.

Publié une première fois en 1989, sous le règne second du président Mitterrand, à l’occasion des fades commémorations du bicentenaire de la Révolution française, Aimer David, que préface ici excellemment Renaud Ego, est un plaidoyer en faveur d’une peinture d’histoire, qu’Alain Jouffroy – ayant également travaillé en cette année spéciale, avec quelques-uns des fidèles de la figuration narrative, à la réhabilitation du peintre Topino-Lebrun (guillotiné par Bonaparte et son ministre Fouché en 1801) – défend depuis son fameux essai, l’Abolition de l’art (1968).

Refusant le frivole et le rococo, David veut être exact, à l’égal des Antiques.

Sa peinture est celle de la raison triomphante, de l’héroïsme encyclopédique, de la glorification des héros de la liberté, montrés souvent nus comme l’implacable vérité  (Le Peletier de Saint-Fargeau, Marat, le jeune Bara).

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La mort du jeune Bara, 1794, Jacques-Louis David

Il protège Denon, Fragonard et Gros, mais signe l’arrêt de mort de Louis XVI.

Il participe au Comité d’Instruction Publique en charge des fêtes civiques et révolutionnaires, mais n’hésite pas à mettre sa vie en péril en peignant sur les champs de bataille.

En 1794, il se peint en prison – où l’ont jeté ses sympathies robespierristes. Il est superbe, épuisé par tant de luttes mais indéfectiblement là, toujours vivant, au cœur de l’histoire.

Baudelaire, Delacroix ou Apollinaire le célèbreront, mais c’est avec Alain Jouffroy, en son subjectivisme assumé, qu’il trouve l’un de ses plus fidèles continuateurs.

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Marat assassiné, 1793, Jacques-Louis David

L’art n’est pas un apparat – ou un suc supplémentaire dans un dîner de gala -, mais une énergie, une force qui va, un pouvoir de renversement.

Artaud jouant Marat tel que peint par David dans le film d’Abel Gance sur Napoléon indique bien ce que peut être le génie de la France quand elle se bat, basculant quelquefois dans la folie, pour le triomphe des valeurs universelles.  

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Alain Jouffroy, Piero di Cosimo ou la forêt sacrilège, L’Atelier contemporain, collection Studiolo, 2021, 96 pages

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Alain Jouffroy, Aimer David, préface de Renaud Ego, L’Atelier contemporain, collection Studiolo, 2021, 96 pages, 224 pages

Editions L’Atelier contemporain

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Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. One Day ... dit :

    Merci pour cet article fort intéressant !

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