Toute sa vie, Simone de Beauvoir, rappelle sa fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir dans le dernier numéro de la revue Les Moments Littéraires (Gilbert Moreau), fut une diariste passionnée.
Mais l’activité étant chronophage, l’auteure du Second Sexe, multipliant les articles, les livres, les conférences et les interventions publiques, s’occupant en outre avec grand soin de la revue Les Temps modernes parue pour son premier numéro en octobre 1945, dut s’en détourner souvent.
Deux extraits de son journal de l’immédiat après-guerre nous sont aujourd’hui donnés à lire : d’abord la relation de quatre jours à Madrid en mars 1945, alors qu’elle se trouve sur la route du Portugal, invitée par l’Institut français de Lisbonne (sa première sortie hors du territoire français depuis cinq ans) ; ensuite, la description de la petite société gravitant en août 1946 autour des tables des Deux Magots, du Café de Flore et du Montana (ethos des intellectuels français).
Ecrire au café n’est-il pas un art de vivre ?
Simone de Beauvoir aime voyager, observer le peuple, la façon dont un pays s’organise, ses institutions, ses mœurs, ses singularités. A Madrid, alors sous la férule de Franco, elle est éblouie par la profusion des marchandises alimentaires, loin du rationnement qu’elle a dû subir en France, mais ceci n’est qu’un décor : la misère règne, et seuls les privilégiés peuvent se nourrir correctement.
« Dans la gare de Miranda aussi, écrit-elle, je me rappelais la gare de Nantes, où nous étions si affamés, si fatigués et où nous avions trouvé à grand peine quelques galettes pour des prix exorbitants. »
Simone de Beauvoir est gaie, heureuse de voyager seule (Sartre est aux Etats-Unis), libérée, curieuse de tout, mais pas dupe : « Tous les hommes et les femmes sont en pantoufles, sans souliers ; des petites filles ramènent dans les maisons de grands seaux d’eau ; j’aperçois des intérieurs minuscules, sordides, où sont entassés des enfants et même des chèvres. En apparence, cette misère n’est pas triste, à cause de la lumière, si belle, de la douceur de l’air, de la couleur riche des tuiles, des enfants jouant devant les portes. Mais quand il pleut, et il paraît qu’en cette saison, il pleut d’ordinaire à Madrid, le sol doit être détrempé et le paysage bien différent. »
Autre atmosphère à Saint-Germain, où l’écrivain retrouve son ami intime Jacques-Laurent Bost, le philosophe Brice Parrain, Sartre. On parle de l’ « arrogance » de Camus, on commente les textes de chacun, on dépouille le courrier, on fait des projets de départs.
Sartre a des liaisons, s’en ouvre à sa compagne, qui commente, acerbe : « Au lieu de penser qu’un type a toujours un peu envie de baiser une femme jeune et jolie, et que ça ne prouve rien, elles jouent du cul et après elles prennent le désir du type pour un amour d’âme. Sartre me fait remarquer que si les hommes se mentent moins touchant les femmes, ils mentent sur leur carrière, leur valeur, etc. Mais ils mentent, tandis que les femmes sont menties, elles appellent le mensonge de l’homme ; c’est lié à leur situation de dépendance bien sûr. Décidément je voudrais écrire sur les femmes. »
Admirée, Simone de Beauvoir est quelquefois adulée, ce qu’attestent les pages de l’Américaine Blossom Margaret Douthat dans son « journal fleuve et à très large spectre », relève Claudine Krishnan qui note aussi son obsession pour de Gaulle.
Elle a rencontré un jeune homme : « Je lui expliquerai que pour aimer à faire l’amour il faut que je sois amoureuse de la personne avec qui je le fais – sinon, c’est une corvée pour moi. Et il a été trop pressé. Et il ne pense pas comme moi du tout – cette idée qu’il suffit de bien faire l’amour pour se comprendre ; et puis il a dit qu’une femme américaine ne sait pas faire l’amour, tout ce qu’elle sait, c’est débiter des idées… »
S’ensuit, sans transition, un très beau portfolio du photographe Olivier Roller intitulé La Muette, portraits sans concession et très émouvants de sa vieille maman, série qu’analyse Jacques Goulet ; puis une réflexion de Blandine de Caunes sur la pratique, quasi obligatoire, du journal dans la famille Groult (Nicole, Benoîte, Flora).
Benoîte Groult relève cette remarque de son père (janvier 1964) : « Simone de Beauvoir est bien mais elle a des trous. Elle ne parle jamais de la préhistoire. »
On écrit pour soi (Yaël Pachet en temps de pandémie s’intéressant aux Toubous photographiés par Raymond Depardon), pour comprendre les siens (Caroline De Mulder en 1999 à Gand), et l’on comprend un jour que l’on est l’auteur d’une œuvre historique.
Revue Les Moments Littéraires, Autour de Simone de Beauvoir, textes de Simone de Beauvoir, Sylvie Le Bon de Beauvoir, Blossom Margaret Dhoutat, Claudine Krishnan, Jacques Goulet, Benoîte Groult, Blandine de Caunes, Yaël Pachet, Caroline de Mulder, Anne Coudreuse, portfolio d’Olivier Roller, Numéro 46, 2021, 164 pages
Oui, écrire au café est un art de vivre, l’art de vivre solitaire dans le monde, seul au milieu des autres et dans le bruit du monde… Dans la brasserie Paul à Rouen, à l’ombre de la Cathédrale, on peut même, en écrivant, manger la même « assiette Paul » qu’y mangeait Simone de Beauvoir …
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