Dédié à la mémoire de son secrétaire de rédaction, Dominique Preschez, par ailleurs écrivain et musicien – une très belle série de portraits photographiques d’Elisabeth Prouvost le montre dans la dynamique de son esprit virevoltant -, Les Cahiers de Tinbad fait comme toujours l’effet d’un tonique jeté à la face du conformisme de l’époque.
Les articles sont de toutes sortes (liste non exhaustive) :
– sur Chateaubriand, l’épique mélancolique en mobile célinien (Pascal Boulanger) : « celui qui traverse la toupie folle des événements sans craindre la danse avec le danger. »
– sur Braque en son royaume ésotérique (Frank Aïdan) : « Braque refuse presque systématiquement que la lumière éclaire le monde. Si cette lumière, naturelle ou artificielle, est nécessaire pour que les choses accèdent au regard, en revanche pour Braque, elle n’est jamais causale, toujours traitée en tant qu’un objet de plus, encore qu’indispensable. C’est pourquoi, la nuit, il fait plus clair qu’en plein jour, ou qu’un ciel gris noir ne voile nullement les champs cultivés de Normandie. »
– sur Charlie Parker (le trop rare Jean-Hugues Larché) : « Souffleur de verre des profondeurs, concentration de yogi, endurance de marathonien. Virtuose de formes nouvelles, cet improvisateur heureux (visible sur les photos), émet des chorus déstabilisants qui enthousiasment illico ses partenaires de scène. Parker ne cherche pas, il joue. »
– sur Blaise Pascal, la logique et les miracles (Claude Minière) : « Le 24 mars 1656, Marguerite, la jeune nièce de Blaise Pascal qui a été déclarée incurable par les médecins, est instantanément guérie alors qu’elle touche une épine de la couronne du Christ. »
– sur Arthur Rimbaud, l’orgie du verbe, la littérature (le zutique Jacques Cauda) : « La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin. Je renonce à la scalper. Je vais l’alcôver derrière les rosiers que j’imagine, des fleurs du mal qui l’éclairent, ma môme à lèvres d’orange. »
– sur le film Mischka et Passe Montagne, de Jean-François Stévenin (Philippe Thireau) : « Trouve-t-on dans l’œuvre cinématographique de Stévenin une idée stabilisée, un calcul raisonné passant d’une image à une autre et préparant un achèvement ou un rebondissement ? Non, par principe. Son cinéma est puissant dans l’inachevé (les images racontent, chacune, une histoire particulière qui vole hors de portée, d’où l’angoisse du spectateurs – où va-t-on ?) »
– sur Le Triomphe de la mort de Brueghel selon Giono (Quentin Debray) : « Entre 1935 et 1941, Jean Giono écrivit trois essais : Les Vraies richesses, Le Poids du ciel, Le Triomphe de la vie. L’axe général de ces textes avait pour but de défendre le travail artisanal et la paysannerie face au développement aveugle et excessif de l’industrie, visant en particulier le taylorisme qui dépersonnalisait et anonymisait l’ouvrier. Il n’était pas le seul. Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936) stigmatisait cette évolution. Bernanos reprendra le thème en 1944 avec La France contre les robots. Parallèlement, Giono exaltait la vie et conseillait de respecter les forces de la nature, prolongeant ainsi les réflexions de Que ma joie demeure (1935). Néanmoins, Giono n’était pas passéiste. Loin du bon sauvafe, il ne fut pas folkloriste, à la manière de Mistral et de Daudet, ni paganiste à la façon de Joseph d’Arbaud ou d’Henri Bosco. »
– sur le bolchevisme (Léon Chestov) : « A Petrograd et à Moscou, où, à côté de bandits et de filous, il y avait cependant des gens qui croyaient sincèrement à la toute-puissance du verbe, on se livrait à d’interminables palabres sur le paradis futur. Ce paradis reculait évidemment de plus en plus dans les nimbes de l’avenir. Ce qu’il y a à présent, c’est la faim, c’est le froid, ce sont les épidémies, c’est enfin la haine réciproque toujours croissante. Et déjà plus de classe possédante ou non possédante. L’ouvrier affamé hait également et le bourgeois et son propre camarade, qui a su ou qui a eu la chance de se procurer un morceau de pain de plus ou un peu de bois pour sa famille qui a faim et froid. »
– sur Philippe Muray, défenseur de Rubens/Sollers, et de Marc-Edouard Nabe (Guillaume Basquin) : « La brutalité d’une pensée nette, désignant des choses par leur nom, creuse dans nos cerveaux le même trou flamboyant que la descente d’un verre d’alcool tombant dans un estomac vide. »
– sur Pasolini (tout un dossier), « le cinquième évangéliste (…) sans masque FFP2 », incarnant « un christianisme débarrassé des oripeaux du péché originel » (Olivier Rachet), auteur du scandaleux Salo ou les 120 Journées de Sodome (1975), film « à la croisée de cette double interrogation, sur les dérèglements massifs du pouvoir et les transformations violentes des rapports entre les corps, c’est-à-dire entre les personnes » (Jean-Louis Poitevin), œuvre « visionnaire », donc nécessaire (Cyril Huot).
Et puis, Les Cahiers de Tinbad, c’est désormais un questionnement permanent sur la logique du totalitarisme sanitaire.
Giorgio Agamben, le 6 novembre 2020 : « L’amour a été aboli / au nom de la santé, / alors la santé sera abolie. / La liberté a été abolie / au nom de la médecine, / alors la médecine sera abolie. / Dieu a été aboli, / au nom de la raison, / alors la raison sera abolie. / L’homme a été abolie / au nom de la vie, / alors la vie sera abolie. / La vérité a été aboie / au nom de l’information, / mais l’information ne sera pas abolie. / La constitution a été abolie / au nom de l’urgence / mais l’urgence ne sera pas abolie. »
Guillaume de Rouville : « Depuis le début de la crise du COVID-19 nous vivons une expérience orwellienne à l’échelle planétaire (…) Il fallait une crise pour entériner la faillite d’un système à bout de souffle et imposer la révolution nécessaire au triomphe du Monde d’Après. Il fallait une peur mondiale pour accoucher d’un gouvernement mondial. Il fallait un événement auquel nul ne puisse échapper, ni par la pensée, ni par le corps. Il fallait une opportunité et un miracle totalitaires. »
Et puis, il y a un texte, parfait, du plasticien et théoricien Eric Rondepierre, inititulé Sneeze et Confinement System (note sur le Nouvel esprit de Philadelphie), faisant un lien quasi organise entre le cinéma apparu à Philadelphie (l’appareil d’Edison-Dickson appelé aussi Panoptikon) et les nouvelles prisons panoptiques comme lieux de « confinement, de surveillance et de domination. »
Chacun dans sa boîte, sa cellule, sa case : police de la télévision et des écrans multiples nous contrôlant en nous divertissant à mort.
Chacun étant conduit à penser que l’isolement le sauvera – solitude sanitaire des corps comme non-sens immunitaire.
Eric Rondepierre cite Hannah Arendt : « Seul l’individu isolé peut être totalement dominé. »
Hannah Arendt ? Mais, au fait, où est la parité dans cette revue anti-stupéfiante ?
Les Cahiers de Tinbad, contributions de Léon Chestov, Guillaume Basquin, Olivier Rachet, Jean-Louis Poitevin, Cyril Huot, Jacques Sicard, Giorgio Agamben, Guillaume de Rouville, Eric Rondepierre, Quentin Debray, Claire Fournier, Elisabeth Prouvost, Claude-Raphaël Samama, Philippe Thireau, Jacques Cauda, Claude Minière, Jean-Hugues Larché, Tristan Felix, Didier Fortuné, Frank Aïdan, Pascal Boulanger, n°12, automne 2021, 128 pages