Apprendre à flotter, par Erri De Luca, écrivain, et Alessandro Mendini, dessinateur

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« Paola m’appelle. J’entends mon nom dans un labyrinthe, je ne sais où me tourner. C’est la voix de ma mère au bord de la mère qui me demande d’aller piquer une tête au lieu de me creuser la cervelle en plein soleil sur des mots croisés. C’est celle d’une fille dans une rie d’essence en flammes et de gaz lacrymogènes. C’est celle d’une femme, sur un bateau, qui me jeta à la mer pour m’apprendre à flotter. Et moi qui savais déjà nager, je suis resté sous l’eau pour l’effrayer un peu elle aussi. »

La rue de L’Ange gardien se trouve à Brest, dans le quartier de Kerinou, près d’une chapelle désaffectée.

Quand ces divins protecteurs perdent de leur pouvoir magique, peut-être faut-il leur préférer leurs frères plus turbulents que l’écrivain napolitain Erri De Luca appelle Diables gardiens, en regardant, pour un ouvrage paraissant chez Gallimard après une première édition italienne en 2017, les dessins de l’artiste et designer né à Milan en 1931, Alessando Mendini.

Considéré dans les années 1970 comme l’une des figures de proue du postmodernisme dans son pays, le trait de Mendini pourrait faire aisément partie de la collection des Cahiers Dessinés de Frédéric Pajak, chez Buchet-Chastel, ou de quelque anthologie incluant l’œuvre graphique de Gaston Chaissac, Roland Topor et Jean-Michel Folon – les spécialistes me rectifieront.

A partir des planches (polychromie et noir & blanc) de l’artiste italien inspirées des dessins de monstres d’un enfant dyslexique – lui-même lorsqu’il était bambin ? -, ayant trouvé ainsi le moyen d’enfermer/exprimer ses visions, Erri De Luca laisse libre cours à ses propres associations et dérives, l’ensemble formant un ouvrage d’une singularité.

Un dessin fissuré lui fait penser à l’incendie criminel de Rome par l’empereur Néron, quand un autre composé de sortes de tessons de mosaïques comportant des yeux lui rappelle le Chant du peuple juif assassiné, que le poète yiddish Itzhak Katzenelson écrivit dans le camp de concentration de Vittel : « Il glissa les pages dans des bouteilles de verre scellées et les enterra sous un chêne du camp d’internement. Il finit à temps d’écrire. Il fut mis dans un train qui le ramenait en Pologne. Il fut tué avec son fils le jour même de son arrivée dans l’enceinte de Birkenau/Brzezinka.

Le souffle de vie se trouvant dans les œuvres de nécessite a le pouvoir de se transmettre lorsqu’il passe de nouveau dans le cœur du lecteur ouvrant sa forteresse intime.

L’exégète et traducteur de la Bible se souvient d’Adam, de Jonas, de Josué – et de l’arbre du même nom – devant une forme rhizomatique contenant des têtes-virus semblant crier.

Ainsi vont les diptyques De Luca-Mendini, portés par un élan d’existence refusant les complaisances de la nostalgie pour leur préférer avec Camus et saint Paul ceux de la conversion et des plaisirs de l’été dans le golfe de Naples.

Devant une tête se levant dans des méandres : « Je crois que c’est Naples qui me sauve, être né dans une foule avec un désir acharné d’identité personnelle. Là, chacun veut être distingué pour un trait particulier, qu’il accentuera fidèlement tout au long de sa vie. Il ne s’agit pas d’un désir de célébrité, mais d’exactement l’inverse : le besoin impérieux de n’être confondu avec personne. C’est pourquoi la ville est théâtrale de la façon la plus capillaire, chacun a un rôle qu’il joue avec la précision d’une marionnette. »

Nourri de notations autobiographiques – par exemple celui des vendeurs de cerise bosniaques lors d’une guerre où l’écrivain avait décidé de s’engager comme chauffeur – et de réflexions géographiques, Diables gardiens propose une méthode de libération des souvenirs à partir de formes étranges permettant à l’imaginaire de s’y projeter.

L’alpiniste-écrivain est une main finement nervurée tenant l’ensemble d’un corps sur une paroi, mais aussi celle d’un maçon ayant bâti sa propre maison pour y loger sa solitude, et la beauté de ses humbles rencontres.

Devant un diablotin, cette réflexion pour temps de campagne présidentielle indigne : « Richelieu vit dans l’image de l’homme politique la contrefaçon diabolique du saint. »

Et cette remarque amusante, parmi tant d’autres propos inspirés : « A travers son dessin, je partage avec Alessandro Mendini l’impression que le sexe masculin à l’état de repos ressemble à une chauve-souris la tête en bas. »

Pour voir la bête, rendez-vous page 70.

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Erri De Luca & Alessandro Mendini, Diables gardiens, traduit de l’italien par Danièle Valin, 2022, 96 pages

Pour prolonger la rêverie, il n’est pas sans intérêt de se souvenir du recueil Sommeils, de Robert Desnos, que republie ces temps-ci Gallimard dans la collection Poésie.

Eurent lieu dans l’appartement d’André Breton, rue Fontaine à Paris, le 25 septembre 1922, sur une idée de René Crevel, des séances de sommeil éveillé dont le but était de libérer l’inconscient et d’écrire sans entrave les productions étonnantes de l’esprit.

Redécouvertes par Christophe Langlois, poète et conservateur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, ces papiers de hasard sur lesquels le jeune Desnos inscrivit dessins et mots sont d’une grande importance pour l’histoire du surréalisme.  

« Lui seul, précise-t-il, trace des formules étonnantes. Lui seul semble avoir le savoir-dormir nécessaire. Les séances d’hypnose auxquelles il se prête vont s’étaler sur trois mois, dans des conditions de plus en plus angoissantes : on peine à faire sortir de son état le médium qu’il est devenu. Entendons-nous bien : ce médium-là ne fait pas parler les morts, même s’il fait parler la mort à travers lui. »

Mais le jeu devient dangereux, Desnos le visionnaire – il anticipe la mort de Crevel (1935) et d’Arthur Cravan (1918) – atteignant des états extrêmes, il faut arrêter l’expérience.

La révolution fut-elle donc une entreprise avortée ?

« Desnos voulait davantage que des « séances ». il voulait que cet esprit de sédition et de délire contaminât le réel. Que ces barricades de feuillets aujourd’hui craquelant de notules tombées une à une sous le coup du temps s’élèvent au-dessus de leur propre poussière, que cet embâcle du rêve fît monter le niveau du fleuve et inondât le reste. »

Face au reste, assez épouvantable, vous en conviendrez, il y a ces mots :

– « Oh ris cocher des flots Auric hochet des flots / au ricochet des / flots »

– « Alliés Nez »

– « Ci-gît Robert Desnos »

– « Paradis / Je / n’entre / pas // ailleurs »

– « Où se jeter ? »

– « Ici on cloue les mains »

– « où se trouve ce pays / où les gens pourfendus / marchent sans souci ? »

Un jeu ? oui, mais le plus sérieux du monde, et avec des fulgurances.

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Robert Desnos, Sommeils, édition de Christophe Langlois, avec 75 manuscrits en fac-similté, Poésie/Gallimard, 2022, 192 pages

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