
Marseille ©Monique Deregibus
En lisant la conversation entre Christophe Asso et Monique Deregibus dans le recueil Entretiens 2019-2021 (chronique publiée le 1er mars 2022 dans L’Intervalle), j’ai découvert l’existence du livre Hotel Europa (2006), d’une auteure engagée, avec I Love you for ever Hiba (2009) et La Maison Chypre (2017), dans un triptyque ayant comme substrat la guerre, telle qu’on la mène contre les hommes et les bâtiments en des espaces différents et pourtant quelquefois quasiment superposables.
Nous sommes à Marseille, à Sarajevo, à Odessa, mais aussi au Liban et sur l’île de Chypre.
Monique Deregibus, ce sont, comme chez Robert Adams (livre Our Lives and Our Children) « des images tirées au cordeau, directes, dans une pleine lumière, pour dire une forme de catastrophe humaine passée et à venir ».
Alors que la guerre revient en Europe, j’ai souhaité l’interroger sur son premier livre.
J’ai reçu une lettre, la voici.

Marseille ©Monique Deregibus
« Cher Fabien Ribery,
Je me propose pour engager cette conversation de répondre à vos questions dans le désordre si vous le voulez bien, sans doute pas à toutes. Tout d’abord je veux vous remercier pour l’intérêt que vous accordez à ce travail photographique qui a donné lieu à la parution d’un livre en 2006 : Hotel Europa, publié aux éditions Filigranes, presque 20 ans déjà. Ce livre est le fruit de la rencontre avec trois villes différentes, Marseille, Sarajevo et Odessa. Le projet d’édition m’est apparu incontournable et s’est concrétisé à la suite d’une exposition réunissant ces trois villes, présentée aux ateliers d’artistes de la ville de Marseille.
Depuis l’année 2000, décidant de rompre avec l’obsession photographique du Bassin de Galisteo, et avec la rencontre d’un lieu indien puissant au cœur du désert du Nouveau-Mexique, Etats-Unis (1989-1999), j’ai décidé de me saisir d’un « ici et maintenant », un peu comme un drogué tente de se sevrer d’une addiction. L’« ici et maintenant » fut donc mon environnement immédiat, de 2000 à 2003, alors que je voyais jour après jour se modifier l’espace de la ville dans laquelle je vis, Marseille. Ce fut un travail engagé et décidé qui rend compte aujourd’hui d’une métamorphose ainsi que du passage de la ville portuaire et populaire à la ville greffée, modifiée, augmentée (afin de se préparer à accueillir un tourisme industriel et planétaire, couplé à un capitalisme toujours plus dévorant). Ce n’est que dans l’après coup de ma pratique photographique que j’ai pu vérifier combien les changements urbains opérés à ce moment-là sur la ville avaient été décisifs.
Je souhaitais alors faire planer sur Marseille -métaphoriquement s’entend-, une menace de guerre et de destruction pour rappeler que tout édifice humain peut être en un clin d’œil rayé de la carte, les films et les photographies d’Hiroshima et de Nagasaki m’ayant pour toujours traumatisée.
Non ça n’arrive pas qu’aux autres !

Marseille ©Monique Deregibus
Ce que nous vivons ces jours-ci est anxiogène, comment rester légers et joyeux alors qu’à deux pas de chez nous, les bombes d’un Folamour tuent et détruisent en Ukraine, menaçant jusqu’à la survie d’un continent ? Le désastre nucléaire paraît proche. Quand le déchainement humain est permis, le pire est toujours à venir. Nous le savons, la folie d’un homme a joué au cours des décennies passées de biens sinistres tours. Hélas pour les Ukrainiens, « la chose terrifiante » a lieu. Les bombes russes ont d’abord réduit la Syrie à néant, permettant de laisser en place un régime de dictature ignoble. Idem pour la Tchétchénie, la Géorgie, la Crimée, et l’Afghanistan etc, etc. Mais nous n’avons pas dit grand chose alors.
Christian Prigent, un poète que j’aime lire a écrit quelque part :
« Et on se repasse le plat de sang ».
C’est radical, sommaire au fond, et c’est très bien dit. Nous pourrions tracer des listes infinies de guerres et de destructions tant il semble que la folie mortifère est logée au cœur des hommes. Freud découvre la pulsion de mort en inventant la psychanalyse, Lacan la revisite en la couplant à la jouissance.

Sarajevo ©Monique Deregibus
Incurable humanité.
Il y a dans la relation de la photographie au territoire urbain le lien intime d’une réciprocité, une mentalité commune contemporaine, une équivalence historique qui les destinaient sans doute à se rencontrer. La photographie est associée à un lent processus de construction-déconstruction de la ville, à une sorte de vandalisme permanent qui semblerait vouloir tout à la fois sauver la ville et la fouiller pour en racheter la mémoire. Il y a dans tout ce dispositif de machine optique une forte réminiscence guerrière, c’est pourquoi la photographie urbaine est presque toujours une pratique véhiculaire obsédée par l’accident et par la mort. Le livre dans son ensemble déploie ses pages en une lente coulée d’asphalte soclant la plupart des images, tel un ruban gris qui se répand dangereusement à l’échelle du monde.
Hotel Europa est en effet un projet puzzle, « mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément, comme l’écrit Jean-Pierre Rehm, vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres, isolats et relations flottantes, îles et entre-îles, points mobiles et lignes sinueuses », qui laisse planer un doute inquiétant, en rappelant de façon diffuse que ce ne sont pas toujours les autres qui meurent. Ainsi les traces accumulées des paysages urbains glissent d’une ville à l’autre, sans que l’on puisse savoir précisément de quelle ville il s’agit désormais.

Sarajevo ©Monique Deregibus
5 ans après la fin du siège, retour sur Sarajevo en 2001.
Tenter de mettre en équivalence des interprétations particulières de l’Histoire, entendues ici comme lieux de fiction poétique plus que comme enjeux de description froide et prétendument objective des faits.
Jouer des rencontres formelles et d’indices à bas bruits, d’entrelacs, de tressages. Cette centaine de photographies rassemblée sous un titre générique, décollé de l’image d’un hôtel à Sarajevo, évoque la réalité conflictuelle du continent européen ainsi que ses cicatrices qui ravivent en nous les souvenirs d’exodes et de guerres passées, tout en évoquant les manquements et les dérives de l’Europe faite union, sa part de rêve, d’utopie, ainsi que ses lointaines gloires englouties. A Sarajevo, les cicatrices de la guerre toujours perceptibles sous la peau des immeubles se juxtaposent cyniquement aux grands panneaux publicitaires des multinationales, dessinant un territoire désorganisé qui peut se conjuguer aussi bien à Marseille qu’à Odessa, à toute autre ville du monde, dans le constat toujours présent d’une crise de l’urbanité qui ruine tout à la fois les hommes et les femmes, dévoilant la fragilité de leurs édifices.

Odessa ©Monique Deregibus
Ainsi le voyage à Odessa, 2003 se chargeait de rappeler les utopies collectivistes du début du 20ème siècle, si éloignées de nous aujourd’hui. Le livre, tel un film que l’on rembobine, remonte le temps à la recherche de racines imaginaires, dans l’illusion de réactiver des enjeux de partage et de justice sociale, si loin de la guerre menée par Milosevic à Sarajevo, loin de celle qui nous sidère aujourd’hui, ainsi que de la casse généralisée produite par un capitalisme planétaire désormais exponentiel et débridé.
Je souhaitais en allant voir la ville d’Odessa rendre hommage au Cuirassé Potemkine, le film de Sergueï Eisenstein, 1925 qui témoignait de la mutinerie ainsi que du soulèvement populaire dans le port d’Odessa, prémices de la révolution de 1917.
Synopsis du film :
« Le 27 juin 1905, la mutinerie éclate après qu’un matelot ait découvert que la viande servie à l’équipage était avariée. La situation dégénère rapidement, les marins refusant de manger cette viande grouillante de vers, ils se révoltent. Leur chef est assassiné par le commandant du cuirassé, lequel va être à son tour tué par les marins. Escalade de la violence, le bateau accoste alors dans le port d’Odessa où les ouvriers sont eux-mêmes en grève pour protester contre les conditions de vie indignes qui leur sont faites. Les mutins font alliance avec la population, manifestations, pillages, incendies, la ville portuaire est à feu et à sang. L’état de guerre est proclamé, la sédition va être durement réprimée et des milliers d’émeutiers seront massacrés par les troupes tsaristes sur les marches des escaliers. »

Odessa ©Monique Deregibus
Tourné vingt ans après la mutinerie dans les studios russes, le film d’Eisenstein ne cessera d’être redécouvert et applaudi, classé comme l’un des plus grands films au monde, tant il est cinématographiquement remarquable et inventif, réactivé par les artistes et les cinéastes, la scène du berceau avec l’enfant dévalant l’escalier demeurant un morceau d’anthologie souvent cité.
Aujourd’hui, les escaliers qui conduisent sur le port d’Odessa sont appréhendés par le visiteur de manière bien décevante, car ils semblent avoir désormais pour unique fonction de favoriser un accès à l’Hôtel Odessa, hôtel de luxe pour croisiéristes aisés, lequel, du haut de sa stature, barre négligemment la vue sur la mer Noire, en une ironie appuyée contre l’Histoire. En sens inverse, de l’hôtel à la ville, les escaliers empruntent alors un parcours réifié menant à un minuscule centre-ville touristique et propret. Sans odeur, sans saveur.
Alors ?
Contrariée par cette découverte inattendue tellement « déceptive », je décidais d’aller y voir de plus près. Je descendais les marches de l’escalier Potemkine jusqu’ à oser pénétrer à l’intérieur de l’hôtel Odessa. Passagère clandestine, je m’introduisais discrètement à l’intérieur du bâtiment privé laissé sans surveillance, et je grimpais les étages jusqu’ à apercevoir une fenêtre aux verres teintés ouvrant sur le ciel et la ville. Je fis rapidement une photographie des escaliers, puis je regagnais « la terre ferme ». Des semaines plus tard, à réception des développements des films ukrainiens, je découvrais l’image : j’avais intégré dans le cadre de la visée optique les deux montants métalliques de la fenêtre, lesquels évoquaient alors les bords perforés de la pellicule. De plus, la vitre fumée à travers laquelle j’avais photographié diffusait une lumière obscurcie et opaque, rappelant les photogrammes du film.
Il ne me restait plus qu’à opérer par montage dans les pages du livre à venir, afin de traiter les escaliers d’Odessa en un champ-contre champ tout cinématographique, et leur restituer une épaisseur historique dérobée.
Retour au monument.

Odessa ©Monique Deregibus
La séquence ukrainienne en fin d’ouvrage se termine sur deux photographies répétées de mendiants aux portes d’une église. Photographies séparées entre elles par une double page blanche qui en ponctue la lecture, suggérant un trou, un vide, un arrêt sur image sans image.
Champ aveugle.
Ces deux photographies m’ont tout de suite évoqué le tableau de Pieter Brueghel l’Ancien La parabole des aveugles. Une palissade de bois gris bleu en clôture l’horizon. La première image capte les personnages de dos. Ainsi, le point de vue adopté concentre et révèle une difficulté, laquelle invite le lecteur à envisager la place de l’appareil photographique quant à la scène. Soulevant une question éthique de premier ordre. Au-delà du voile de l’image fuse un éclat de réel comme une invitation à réfléchir au dispositif d’enregistrement lui-même, généralement occulté. Second.
Anamorphose dans le reflet d’une ombre.
La seconde photographie, au cadrage plus resserré, permet cette fois la mise en tension avec le regard particulier de l’homme assis contre le mur de l’église, regard adressé au hors champ photographique de ma présence. Regard regardé, même si les yeux demeurent invisibles dans l’ombre de la chapka, « en un frémissement semblable à celui d’une doublure qui se déchire, et qui laisserait entrevoir les coutures de l’assemblage idéologique, par l’échancrure » (Rosalind Krauss, L’inconscient optique, 1993).
Voici, cher Fabien Ribery, j’espère avoir répondu au mieux à quelques-unes de vos riches questions.
Monique Deregibus, Marseille le 13 Mars 2022 »
Monique Deregibus, Hotel Europa, textes (français/anglais) Jean-Pierre Rehm et Zahia Rahmani, Filigranes Editions, 2006, 174 pages
Monique Deregibus, I love you for ever Hiba, Filigranes Editions, 2009, 104 pages
Monique Deregibus, La Maison Chypre, 2009-2013, textes (français/anglais) de Marie-Hélène Brousse et Etienne Copeaux, Filigranes Editions, 2017, 170 pages

Marseille ©Monique Deregibus
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