Poétiques de l’image, par Jean Daive, critique

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Hiroshima, mon amour – Marguerite Duras/Alain Resnais, 1959

Après L’Exclusion (éditions Galerie Jean Fournier, 2015), livre développant à travers les réflexions d’Aby Warburg, Walter Benjamin, André Malraux et Robert Rauschenberg, le postulat « ce que je regarde n’est pas ce que je vois », et l’ouvrage Pas encore une image (éditions L’Atelier contemporain, 2019), où il est entendu que l’image depuis l’aube du XXè siècle n’est plus à regarder mais à lire, comme l’écriture se fait parallèlement image, paraît aujourd’hui de Jean Daive chez son éditeur strasbourgeois, Penser la perception.

Il s’agit cette fois d’aborder les rivages du film, de la photographie et de l’écriture, en un livre composé essentiellement d’entretiens menés pour France Culture, où le poète, critique et directeur de revue, a animé entre 1975 et 2009 les émissions Nuits magnétiques (avec Alain Veinstein) et Peinture fraîche (1997-2009).

La liste des artistes interviewés est prestigieuse, et les propos souvent de grande densité – Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Roberto Matta et Alain Jouffroy, Georg Baselitz, Chantal Akerman, Gérard Garouste, Francis Ponge, Nathalie Sarraute, Bernard Plossu, Gisèle Freund, Antoine d’Agata, Marguerite Duras, Jean-Luc Moulène, Joris Ivens, Pierre Tal Coat et André du Bouchet, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely…

Tiens, et pour faire plaisir à Nicolas Comment (lire son portrait dans le dernier numéro de la revue Novo d’une des muses du photographe, Arielle Burgelin), je commence par la fin, conversation à trois avec le Berlinois cosmopolite Helmut Newton et son épouse Alice Springs ayant eu lieu en 1988.

Le maestro, vivant dans un grand appartement à Monte-Carlo : « Je n’ai pas de fantasmes. Tout le monde dit qu’il y a des fantasmes, mais il n’y a pas de fantasmes. Il y a des choses que je vois ou que j’ai vues. Ce qui me pousse : j’adore travailler. Plus je deviens âgé et plus cela m’excite. Je n’accepte jamais du travail, même si c’est bien payé, juste pour le fric. Hors de question. »

Mais pourquoi les talons hauts ? « Parce que je trouve que cela donne une position. Une allure érotique et deuxièmement une position : cela sort les muscles dans les fesses, les cuisses, les mollets qu’une femme n’a pas quand elle est pieds nus. Une autre chose. J’ai fait l’expérience. Si j’amène une fille en maillot de bain, je traverse la route, disons, La Croisette à Cannes, pieds nus, personne ne la regarde. Si j’amène la même fille, le même maillot avec de hauts talons toutes les voitures s’arrêtent. »

Autres types de considérations avec Bernard Plossu déclarant, entre éloge du neutre, du désert africain, de Corot et de Malevitch : « Je ne peux plus ne pas voir. (…) Je photographie le temps, la pluie, la chaleur, le vent, la poussière. (…) Les petites îles, taille parfaite de la vie civilisée. »

Saisir les étincelles/éclairs du vivant : « Le photographe est quelqu’un toujours en éveil, en perception constante (c’est un bouddha qui marche). Il passe son temps à observer l’évidence. »

Quelques pages plus loin, Gisèle Freund révèle (17 octobre 1987) de façon étonnante qu’après la mort par suicide Walter Benjamin André Malraux ne l’a plus mentionné dans ses livres – aurait-il été trop génial dans l’analyse de la question de l’aura ?

Dans un autre entretien, le 10 janvier 1990 : « Walter Benjamin était un des rares cas parmi les hommes qui ne disent jamais un mot de trop et ce qu’ils disent est intelligent et a une raison profonde d’être dit. (…) Walter Benjamin était très susceptible et curieusement comme Joyce croyait qu’il était un grand homme, il ne le montrait jamais et vivait dans la plus grande misère (…) A Paris, quand il est arrivé, il n’avait rien. D’ailleurs, pendant des années que j’ai vu Benjamin tous les jours, je crois que je ne l’ai jamais vu dans un autre costume que celui qu’il portait. Je remarquais, comme les manches étaient de plus en plus courtes parce qu’il a dû les user et les faire raccourcir, il n’avait rien. »

Marguerite Duras, rencontrée à Trouville le 5 mai 1993, évoque, en regard de celui de Chantal Akerman, son propre cinéma expérimental (Hiroshima, mon amour / Jeanne Dielman), mais aussi la belle présence de Delphine Seyrig, et surtout la question des camps et de l’irreprésentable : « Quand je vois des films, à la télévision… je me dis, je vais quand même leur en faire un. Pour leur envoyer à la gueule, mais c’est, comme ça, par distraction. Non en ce moment (toux), en ce moment, j’écris, j’écris. (…) Mais c’est rare les femmes libres comme Chantal et moi, oui. Je vous demande. »

Plus loin : « Comment les Allemands supportent-ils d’avoir été ces gens-là ? Vous pouvez me répondre un peu ? »

Et ceci : « L’insupportable. Lequel aujourd’hui ? Le Pen qui est arrivé à se présenter dans le Sud-Ouest, dans le Sud-Est. Qu’il ne soit pas tué par exemple. Qu’il ne soit pas déjà tué, comment est-ce possible ? C’est vite fait, tuer. C’est à la portée de tous. Non, il est encore vivant. Chaque fois que je peux lui envoyer des choses à la tête, des insultes, plus que des insultes enfin, je le nie complètement. Il y a la racaille avec lui. »

Jean-Luc Moulène raconte (17 juillet 2020) sa visite du camp d’Auschwitz : « Je suis atterré, terrassé, quelque chose du sol me couche, comment dire le sol me manque, que les jambes me manquent, une sensation d’effondrement qui monte du sol, par les pieds, une sorte d’inversion de la gravité. J’ai mon appareil photo et je ne fais aucun cliché. Je ne peux pas. Je suis médusé aussi bien par les images qui me viennent, qui existaient, qui m’étaient parvenues que par le fait que je suis dans un musée. C’est un musée évidemment scénographié et d’une scénographie d’une violence et d’une contemporanéité absolument inattendues. »

Le 22 octobre 2003, Antoine d’Agata se confie : « J’ai voyagé entre l’âge de 20 ans et de 30 ans sans faire grand-chose de ma vie et la photographie est venue ensuite. Elle est venue comme un outil pour comprendre mieux, pour me structurer, me renforcer et continuer. (…) J’ai déjà vécu une interruption de ma pratique de la photographie qui a duré 4 ans pendant lesquels j’étais maçon, et cette photo c’est un autoportrait réalisé lors du dernier chantier. »

Le 6 juillet 2005, à Arles : « En fait, au fil des années, je me suis éloigné de tout ce qui peut être illustration ou témoignage ou style et je me retrouve en face, aujourd’hui, j’essaie de me rapprocher de l’essence des choses. Et on s’approche comme cela d’un chaos qui est au cœur des choses. »

On le comprend, Penser la perception, est un livre d’une très grande richesse – témoignages, recherches, œuvres en cours -, qu’il faut avoir près de soi pour se rappeler l’essentiel, quand le sol vient à se dérober sous nous.

Par exemple maintenant.

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Jean Daive, Penser la perception, L’Atelier contemporain, 2022, 400 pages

L’Atelier contemporain

Merci à Bernard Plossu et la galerie Camera Obscura (Paris) pour l’image de une

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2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. J.J. P. dit :

    Tellement évident que j’en ai froid aux os. Merci !

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  2. boris dunand dit :

    Merci, toujours aussi intéressant et inspirant ! Droit au cœur

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