Le rêve, le symbole, la fabulation, par Graciela Iturbide, photographe

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©Graciela Iturbide 

« On a le temps, on a toujours le temps. » (Manuel Alvarez Bravo)

Pays où la pratique photographique fut d’emblée importante, le Mexique fait figure de laboratoire, pour les usages sociaux et artistiques de ce médium, entre multiplication des studios locaux, volonté de documenter la geste révolutionnaire, et ambition de développer son potentiel esthétique à travers un imaginaire débridé et très audacieux.

Entre approche ethnographique (les cultures vernaculaires, la ruralité indigène, Mexico et les grandes villes, les traces du colonialisme, la prépondérance du catholicisme), tentations surréalistes (Kati Horna), goût des formes pures (Edward Weston), engagement politique (Tina Modotti) ou poétique (Manuel Alvarez Bravo), la photographie mexicaine est d’une richesse considérable, place éminente étant faite aux regards des femmes (Mariana Yampolsky, Graciela Iturbide, Flor Garduno, Colette Alvarez Urbatjel).

©Graciela Iturbide 

Alfonso Morales Carillo, qui préface le volume 135 de la collection Photo Poche (Actes Sud, 2018) consacré à la photographie mexicaine, fait de la photographie un facteur d’unité nationale dans un pays au grand disparate : « La modalité autant profane que religieuse de l’éternel retour qu’incarnait la photographie donna aux Mexicains des XIXe et XXe siècles la chance de construire et de soutenir des valeurs sociales, des liens familiaux et communautaires, le sens de l’appartenance à une localité, à une région et, en ultime instance, à un pays qui seulement sur le terrain des lois, des ordonnances gouvernementales et des symboles partagés maintenait la fiction de son unité. »

Fixant les stéréotypes de la mexicanité, la photographie tendit également à créer un exotisme devenu terrain de jeu pour les artistes cherchant à faire tomber ou accentuer pour les troubler les représentations dominantes.

Parmi ces artistes nationaux regardant leur pays comme un espace où la réalité se confond avec l’imaginaire, Gabriela Iturbide fait figure d’exploratrice majeure.

©Graciela Iturbide 

La Fondation Cartier pour l’art contemporain présente ainsi actuellement sur deux niveaux et en plus de deux cents tirages son œuvre magistrale, qu’accompagne un livre très bien maquetté, Heliotropos 37, offrant en exergue cette pensée du sage survolté Henry Miller : « La vie ne peut être saisie ni par le réalisme, ni par le naturalisme, seulement par le rêve, le symbole, la fabulation. »

Adoubée par Manuel Alvarez Bravo, la photographe née en 1942 a pu approfondir grâce à lui la sensation du temps poétique mexicain si particulier.

Dans un bel et long entretien avec Fabienne Bradu présenté en préface de sa monographie, Graciela Iturbide précise : « Il prenait très peu de photos, faisait tout au plus deux prises, et n’était jamais désespéré. Nous allions ensemble dans les villages, dans les fêtes populaires, et j’ai vu comment, de manière presque invisible, il photographiait ce qui l’intéressait sans déranger les gens ni les agresser. Je pense qu’il a été pour moi un modèle dans ce domaine. »

Graciela Iturbide, c’est un intérêt et un respect profond pour les cultures indigènes (voir sa série sur Juchitan et la culture des Zapotèques), la force, la beauté et la fantaisie des femmes, la conscience que les animaux, eux aussi, possèdent une âme, dont témoignent de façon exemplaire ses photographies d’oiseaux (livre en 2019 chez Atelier EXB).

©Graciela Iturbide 

En effet, ce sont chez elle des signes du destin, des âmes noires et tourmentées, des créatures planant sur le désert de nos vies comme des couteaux de sacrifice.

Ils ont la tête à l’envers, perdent leurs plumes, crachent dans le ciel une encre de mélancolie.

Les voilà, menaçant, lacérant sans pitié la chair meuble de nos illusions perdues.

Tout ceci se passe en noir et blanc, comme dans un film perdu de Luis Buñuel, entre Terre sans pain et L’Ange exterminateur.

Se frotter les yeux avec le corps des oisillons, faire couler le sang d’un poulet sur le carrelage, réduire en esclavage le peuple volatile.

Mais, attention, la vengeance ne tardera pas, abattement de nuées sur nos consciences à l’instant du Jugement dernier.

Une oie claudique seule parmi les herbes hautes, aussi un homme traversant les immondices dans un nuage d’ailes noires.

Ce sont les oiseaux du ravage, des déchets agricoles, des ambitions humaines avortées.

Impression de fièvre obsidionale, d’envahissement, de plaie de destruction, comme dans l’Ancien Testament.

©Graciela Iturbide 

Les chiens tiennent colloque, négociant avec cette drôle d’engeance volante.

Dans le désert de Sonora, les urubus en savent plus long que nous, ce sont des messagers, des envoyés des temps apocalyptiques, nous leur devons le respect accordé aux divinités infernales, ou propitiatoires.

Chez Iturbide, les oiseaux sont les signes d’un rêve extériorisé, manifestation d’un plan psychophysique agissant.

Travaillant généralement avec le noir et blanc, mais ne dédaignant pas les compositions abstraites, notamment en couleur, la photographe est aussi allée en Inde, au Mozambique, aux Etats-Unis, en Argentine, au Panama, en Bolivie, en Europe, attentive aux rites des peuples, car pour conjurer le mal, la solitude et l’ennui, il faut des cérémonies, des passes magiques, des cruautés spéciales.

©Pablo Lopez Luz

On voit tout cela dans Heliotropos 37, titre faisant référence au studio de travail de l’artiste constitué de briques rouges – et dessiné par son fils l’architecte Mauricio Rocha – situé dans le quartier de Coyoacan, à Mexico, à quelques pas de sa maison.

Fabienne Bradu lui demande ce que nous connaissons de la totalité de son œuvre.

Réponse : « Cela correspond approximativement à cinq pour cent du contenu de mes archives. »

Le futur s’annonce bien, surréel, mystérieux, chargé de présences inspirantes, tellement éloigné des fadaises et terreurs transhumanistes qu’on nous prépare.

Graciela Iturbide, Heliotropos 37, Fondation Cartier pour l’art contemporain, entretien avec l’artiste par Fabienne Bradu, nouvelle de l’écrivain Eduardo Halfon, atelier de Graciela Iturbide – architecte Mauricio Rocha – photographié par Pablo Lopez Luz, photogravure Clément Regard, conception graphique Olivier Andreotti, direction éditoriale Adeline Pelletier, chargée d’édition Bérengère Gouttefarde, assistante d’édition Flore Langlade, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2022, 304 pages

Exposition éponyme à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (boulevard Raspail, Paris) jusqu’au 29 mai 2022

©Graciela Iturbide 

Fondation Cartier pour l’art contemporain

Se procurer Heliotropos

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