Erotisme et impérialisme de la représentation, par Abigail Solomon-Godeau, historienne de la photographie

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Nu académique, allongé sur un canapé, vers 1855

« Rien d’étonnant à ce que des photographies érotiques et pornographiques aient été produites presque dès les origines du médium. Que cela surprenne est seulement un témoignage de l’élision quasi-totale de ce fait des histoires classiques du champ. »

J’ai découvert le nom et les travaux de la théoricienne et historienne américaine de la photographie Abigail Solomon-Godeau par un article du dernier numéro de la revue Transbordeur (Macula, février 2022) concernant la photographie ancienne.

Traduite par Eleonore Challine, la voici de nouveau dans le champ éditorial français aux Editions de la Sorbonne avec l’essai datant de la fin des années 1980 Reconsidérer la photographie érotique, publié dans la belle collection de Philippe Artières, « Tirés à part ».

L’auteure de Chair à canons. Photographie, discours, féminisme (Textuel, 2016), qui vit et travaille à Paris, est une critique féministe marquée par la question du genre.

Il s’agit avec Reconsidérer la photographie érotique de questionner la façon dont le regard masculin, accompagnant la marchandise comme devenir-fétiche de la société capitaliste, a construit une représentation stéréotypée – et morcelée – des femmes, Abigail Solomon-Godeau ayant par ailleurs publié en 1986 Les Jambes de la comtesse, réflexion sur les jambes et les pieds nus de la comtesse de Castiglione photographiés par Pierre-Louis Pierson.

La différence entre photographie érotique et photographie pornographique – licite/illicite, admise/scandaleuse, artistique/voyeuriste – est pour l’intellectuelle américaine, plaçant ses travaux dans la continuité de ceux de trois théoriciennes féministes, Beverly Brown, Elizabeth Cowie et Annette Kuhn, moins essentielle et déterminante que la compréhension de la façon dont les femmes sont l’objet de stratégies de domination et de consommation à l’œuvre dans des images paraissant à première – et courte – vue moins impliquantes.

Dès l’apparition du daguerréotype, la production de nus féminins fut considérable, le marché étant notamment très demandeur de vues stéréoscopiques centralisant le regard, a priori masculin, sur le corps convoité, et spectacularisé.      

Le fameux et magnifique passage du Salon de 1859 de Charles Baudelaire est cité : « Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. » 

Prenant ses distances avec les lobbyistes antipornographie distinguant l’acceptable de l’inacceptable, induisant dès lors une politique de censure, Abigail Solomon-Godeau pense davantage acte de représentation quel qu’il soit dans un cadre patriarcal – ce qu’elle appelle impérialisme de la représentation – plutôt que séparer ce qui est salace de ce qui ne l’est pas.

On fit souvent passer pour des académies des photographies de corps féminins invitant au fantasme de la pénétration – une fesse surélevée, une cambrure, une possibilité d’ouverture -, l’esthétique étant souvent le paravent facile du lubrique.

La franchise des vues pornographiques ne masquant rien de leur fonction première – susciter l’appétit sexuel du regardeur, et sa masturbation – est ainsi à considérer comme finalement plus moral que les évitements de l’hypocrite bienséance prédatrice.

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Anonyme, photographie stéréoscopique, vers 1855

« Il se pourrait que les formes de domination, de subjugation ou d’objectification les plus insidieuses et les plus déterminantes soient davantage produites par les images conventionnelles des femmes que par les images obscènes ou juridiquement criminelles. »

Si comme le pense Jean Clair « le regard est l’érection de l’œil » (in « La Pointe à l’œil d’Alberto Giacometti », Cahiers du musée national d’art moderne, 1983), il convient peut-être de réévaluer à cette aune la pertinence de tout jugement condamnant a priori le point de vue masculin, la pornographie – certes à renouveler – pouvant être considérée, lorsque les femmes s’en emparent, comme une sorte de mise à nu de la structure même de l’œil.

« Dans le domaine de l’imagerie sexuellement codée, analyse l’historienne, il y a des raisons de penser que la représentation érotique manifeste un glissement d’une conception du sexuel comme activité à une insistance sur sa spectacularité – le sexuel constitué comme un champ visuel davantage que comme une activité en tant que telle. »

Plus intéressant que le clivage érotique/pornographique, le déplacement par l’image-marchandise du sexuel vers le spectacle – et la distance, redoublée par la virtualisation à laquelle nos vies participent désormais – semble déterminant dans la façon dont nous envisageons aujourd’hui le corps, le sexe et le plaisir né de la rencontre d’une altérité nous révélant à nous-même.

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Abigail Solomon-Godeau, Reconsidérer la photographie érotique, envoi et traduction Eléonore Challine, collection « Tirés à part », Editions de la Sorbonne, 2022, 56 pages

Editions de la Sorbonne

Le lecteur sagace trouvera, également publié par les Editions de la Sorbonne, le numéro quatre (avril 2022) de la revue Photographica consacré aux « provinces de la photographie », soit à des sujets peu traités dans le champ de la photographie dominant.

Il s’agira par exemple de se demander, dans une perspective d’histoire sociale, avec Marie-Eve Bouillon et Laureline Meizel, qui ont pu être les premiers producteurs de photographies, ou de questionner les notions de masculinité et de féminité au travers du prisme des photographies coloriées à la main dans le monde nord-atlantique, entre 1850 et 1880 (artice de Nicole Hudgins).

Mais, comment sont photographiées et représentées les femmes dans le Vogue américain, 1940-1942 (étude de Marlène Van de Casteele) ?

Comment penser et recevoir les archives photographiques de l’entreprise d’alimentation Casino, remises en 2016 à la ville de Saint-Etienne (Anne-Céline Callens) ? Et celles du photographe voyageur-chercheur suisse Edgar Aubert de la Rüe ? (Marie Durand et Anaïs Mauuarin)

Comment gérer et promouvoir la photothèque d’éditeurs Hachette constituée dès les années 1850 (Sylvie Gabriel) ?

L’article d’Agnès Devictor et Shahriar Khonsari interrogeant les « nouveaux producteurs d’images sur les champs de bataille » à partir d’une étude centrée sur un group combattant en Syrie retiendra particulièrement l’attention : hors des circuits officiels, que nous disent et que nous permettent de comprendre ces images ?

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Revue Photographica, articles de Marie-Eve Bouillon et Laureline Meizel, Nicole Hudgins, Marlène Van de Casteele, Anne-Céline Callens, Sylvie Gabriel, Marie Durand et Anaïs Mauuarin, Agnès Verdier et Shahriar Khonsari, Chloé Goualc’h, entretien avec Delphine Desveaux, Editions de la Sorbonne, 2022, 182 pages

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