L’Ecole du Mystère, par la revue L’Infini, numéro 148

le

« Le divin est pérenne, en ce qu’il est tissé dans tout ce qui n’apparaît pas. A l’intérieur de ce qui apparaît, il est ce qui permet l’accès à ce qui n’apparaît pas. (…) En Grèce, nombreux furent ceux qui raillèrent ou blâmèrent les dieux, mais le divin demeurait indemne, inatteignable. »

Inaugurant le dernier numéro de la revue L’Infini, le texte de Roberto Calasso, Le divin avant les dieux, extrait de Le chasseur céleste (Gallimard, « Du monde entier », 2020), est excellent.

Il y a du divin, et puis des dieux – Zeus lui-même doit se plier à Ananké, le Destin.

Il y a l’être/l’esprit, et puis les entités, les flammes d’âmes, les flammèches.

Il ne s’agit pas de croire, mais de reconnaître.

Les prêtres nous rappellent l’évidence.

Strabon écrit magnifiquement : « On a dit avec vérité que les hommes imitent au plus près les dieux quand ils font le bien [euergetôsin] ; mais il serait encore plus juste de dire qu’ils le font quand ils sont heureux [eudaimonôsi] ; et le bonheur, c’est jouir et célébrer des fêtes et philosopher et faire de la musique. » 

Les dieux s’absentent souvent, parfois pendant longtemps – nous les respectons si peu -, mais ils reviennent toujours.

La vieillard Utnapishtim, rappelle Roberto Calasso, explique à Sindbad quelle est la substance des dieux : « Tous les dieux que tu as rencontrés et que tu rencontreras, partout, au-delà de toutes les mers, sont faits de la même substance. Il y a un grand écheveau étincelant qui roule et laisse continuellement derrière lui quelques fragments. Et ces fragments sont d’autres écheveaux étincelants, qui continuent à rouler en laissant à leur tout d’autres écheveaux étincelants derrière eux. C’est ça la vie des dieux. »

Quitter la prison de l’état somnambulique, tel est pour Philippe Sollers l’enjeu de la littérature, des phrases, des formules de réveil.

L’auteur du récent, bref, et vif Graal cite l’ésotériste René Guénon (article sur La crise du monde moderne, publié par Allia, à venir dans L’Intervalle) : « Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus. En principe, il est toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés », mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception. »

De la grande Atlantide engloutie – âge d’or perdu – ne restent que quelques élus, qui sont eux-mêmes des îles fabuleuses, comme Cnossos, Delphes, Délos.

« L’anéantissement de l’Atlantide reste un mystère. Selon certaines légendes, il aurait été précédé par une longue maladie inconnue, affaiblissant les royaumes, comme si le monde humain était lui-même une maladie, une série de virus se réinfectant elle-même. Les Atlantes mouraient par centaines de milliers, ce qui avait fini par lasser la divinité bio-cosmique. Athènes a favorisé cette thèse, pour s’affirmer contre son vieil ennemi. La vengeance Atlante est venue beaucoup plus tard, avec la peste. Chaque fois, la stupéfaction s’étend devant ces invasions soudaines. »

Bien entendu, l’énergie sexuelle employée à bon escient conduira à de vastes connaissances, il faut pour cela avoir été initié d’abord par des mains expertes.

« L’expérience maternelle, précise Julia Kristeva, est une autre composante du féminin transformatif, que j’appelle une reliance. Un érotisme au sens où la psychanalyse entend l’Eros comme « rassemblant la substance vivante, éclatée en particules, dans des unités toujours plus étendues et naturellement la maintient dans cet état » [Freud, « Le Moi et le Ça », 1923] (…) Avant qu’il ne devienne un « contenant », dont se détachera la création des liens psychiques, l’érotisme maternel est un état : un « état d’urgence de la vie », une qualité d’énergie toujours déjà psycho-somatique, donnée et reçue pour « être à la mesure nécessaire à la conservation de la vie. » Mais tandis que la libido de l’amante est dominée par la satisfaction des pulsions, l’érotisme maternel déploie la poussée libidinale en tendresse ; par-delà l’abjection et la séparation, la tendresse est l’affect élémentaire de la reliance. »

Tiens ferme ta couronne, écrit sans cesse Yannick Haenel, alors que tout nous entraîne vers le massacre et la perte de notre souveraineté, l’impossibilité de l’expérience intérieure et la sentimentalité mortifère.

Dans son dernier roman, Le Trésorier-payeur – à paraître fin août -, l’écrivain met en scène un certain Bataille, étudiant à la Business School de Rennes, lecteur assidu de Nietzsche, de Spinoza, de Hegel et de Marx.

Lui, qui « se foutait complètement d’être intégré et ne cherchait qu’à s’initier », avait noté dans ses cahiers « que toujours le calcul prélude aux orgies de mort. » 

On voulut enterrer Jean-Baptiste Poquelin en catimini, mais le peuple vint (texte de Marc Pautrel) pour applaudir sa majesté Molière, qui ne cesse de ressusciter en langue dès qu’un être solitaire rit en le lisant, ou un public d’enfants.

« Aucun service funéraire n’a été permis par l’archevêché, ni en paroisse ni ailleurs, aucune messe, aucune prière, aucun hommage officiel pour l’immense comédien français. L’Eglise a voulu lui refuser toute sépulture, et qu’il soit jeté dans une fosse commune, et que sa pauvre dépouille soit aussitôt oubliée. Les prêtres ont tenté de supprimer sa mémoire, et malgré la protection royale, il n’a droit maintenant qu’à une procession nocturne, silencieuse et sans pompe, dans les rues désertes, si sombres et si glaciales, de la capitale. »

On a voulu effacer son nom, il est là plus que jamais.

Comme Martin Heidegger, dont le traducteur historique François Fédier « est mort à Paris le 28 avril 2021 dans une indifférence confondante » (Arnaud Jamin).

Contre tous les apostats, renégats, et malveillants notoires, il y a pour les êtres libres le si beau scandale de Rome – tant d’art, tant de catholicisme -, que Marcelin Pleynet appelle avec son amie Jacqueline Risset « l’instant romain » (la confusion de tous les temps dans le pur présent considéré comme un porche).

« Donc la question, est-il écrit en conclusion d’un numéro tout entier consacré au salut de l’âme, c’est en fait la question du rapport vital que l’on entretient avec ce qui pourrait faire, peut-être, de chacun d’entre nous, un dieu qui prend la parole et qui l’énonçant comme au commencement… »  

Revue L’Infini, textes de Roberto Calasso, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Yannick Haenel, Marc Pautrel, Arnaud Jamin, Eric Marty, Marcelin Pleynet, Gallimard, printemps 2022, numéro 148, 122 pages

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Revue-L-Infini

https://www.leslibraires.fr/livre/20780123-l-infini-collectifs-gallimard

Laisser un commentaire