Bacon encore et toujours, par David Sylvester, critique, écrivain

« David Sylvester et Francis Bacon étaient, chacun à sa manière, des êtres lumineux et sombres, imprévisibles, singuliers, excessifs et délicats, des passionnés capables de distance, des personnages de roman. « (Jean Frémon)

Il m’émeut beaucoup de penser que sur une longue période Francis Bacon, Alberto Giacometti, Jacques Dupin, Jean-Paul Sartre et Michel Leiris (par conséquent Georges Bataille) purent se fréquenter, se comprendre, se disputer.

Pour tous une même générosité, un même refus des conventions, une radicale solitude, une exigence artistique et intellectuelle sans faille.

On connaît les remarquables entretiens de l’écrivain et critique David Sylvester avec Francis Bacon, menés de 1962 à 1986, mais les volumes publiés n’avaient pas tout dit, il restait des inédits, que publient aujourd’hui les éditions L’Atelier contemporain dans leur belle collection de poche Studiolo – première publication française chez André Dimanche en 2006.  

Le volume Francis Bacon à nouveau comprend donc ces « chutes », précédées d’un parcours historique de l’œuvre et de points de vue précis sur des thèmes chers au peintre : la poésie (Eliot/Yeats), le dispositif (le vitrage/le volume des salles d’exposition nécessaire pour que l’œuvre y soit reçue avec l’intensité voulue /l’envers des toiles préparées/l’espace de la toile comme arène de corrida/les cadres dans le cadre/ les trente-trois triptyques), le corps humain jouissant et mis au supplice.

Bacon, qui a beaucoup regardé Grünewald, Michel-Ange, Rembrandt (comme lui Bacon a peint d’innombrables autoportraits), Vélasquez (la série des papes hurlants), Goya (le goût de la caricature), Degas (ses pastels), Muybridge (ses hommes qui marchent), Picasso (la « brutalité du fait ») et Matisse, fut un « débutant tardif » n’ayant cessé de lire l’Orestie d’Eschyle pour y comprendre les traits principaux de la tragédie.

Le cri de ses personnages est directement issu de ceux de Poussin (Le massacre des Innocents, tableau conservé à Chantilly) et d’Eisenstein (La Grève et Le Cuirassé Potemkine).

Eliot fut un guide : « La poésie, écrivait-il, ne consiste pas à laisser libre cours à l’émotion mais à la fuir. »

A propos de ses triptyques : « Ils sont ce que je préfère faire, et je pense que c’est lié à l’idée que j’ai toujours eue de faire un film. J’aime la juxtaposition des images séparées sur trois toiles différentes. Si mon travail a une quelconque qualité, je pense souvent que, peut-être, c’est dans les triptyques qu’il est le meilleur. » 

Des biomorphes, des natures mortes, des couples sur un lit faisant l’amour, des figures en action.

Vitalité, animalité, violence.

Bacon travaillait énormément d’après photos (voir son atelier jonché de magazines illustrés), notamment les nus féminins, et s’inspirait du corps de ses amants, Eric Hall, homme cultivé et fortuné, Peter Lacy, pilote de chasse et pianiste de bar, George Dyer, petit escroc au grand cœur mort d’une overdose, retrouvé sur la cuvette des toilettes de l’hôtel où le peintre et lui résidaient, deux jours avant l’inauguration officielle de sa grande exposition au Grand Palais en octobre 1971 – l’artiste considérait Paris comme le centre mondial de la peinture.

« Francis Bacon était un athée militant de la vieille école, qui semblait toujours à la recherche d’un prétexte pour rappeler que Dieu était mort et pour enfoncer quelques clous supplémentaires dans son cercueil. Pourtant, les peintures de Bacon, en particulier les grands triptyques, ont une structure et une atmosphère qui donnent à penser qu’elles ont été faites pour être installées dans une église. »

Chez lui, les seringues plantées dans les bras de ses personnages sont des clous christiques.

Bacon, fils d’un capitaine de l’armée l’ayant battu et méprisé : l’ivresse, le sexe brut, les Erinyes, la boxe (visage défoncés).

David Sylvester : « A son plus haut point, l’art de Bacon évoque les paroles de Van Gogh au sujet des œuvres qui gardent leur calme même dans la catastrophe. »

Bacon, en 1975 : « Je connais beaucoup de jeunes artistes qui mènent une vie très luxueuse. Ils ont connu le succès très tôt tant leur œuvre est banale. Cela leur a procuré un succès merveilleusement facile parce qu’après tout, comme vous le savez probablement, pratiquement personne ne comprend la peinture ou n’aime vraiment la peinture, et comme ils font un travail tellement banal, il est facilement accepté et rapidement vanté. »

Contre ces fats, on attend le prochain grand livre sur le peintre anglais, Yannick Haenel y réfléchit.

David Sylvester, Francis Bacon à nouveau, traduction de Jean Frémon, collection Studiolo, L’Atelier contemporain, 2022, 224 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/studiolo/article/francis-bacon-a-nouveau

https://www.leslibraires.fr/livre/18974501-francis-bacon-a-nouveau-a-nouveau-david-sylvester-l-atelier-contemporain

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