La culture, le simulacre, la présence, par Gilles Aillaud, peintre

Plage d’Hauteville, 1990 , huile sur toile 200×220 cm courtesy galerie Loevenbruck © Paris ADAGP, Paris. Fonds Gilles Aillaud / Galerie de France. Photo Fabrice Gousset courtesy galerie Loevenbruck, Paris

« Le tableau est la preuve matérielle de la justesse de l’idée. » (Hélion)

J’ai découvert en 2005 Gilles Aillaud – né à Paris en 1928 – par un livre de Jean-Christophe Bailly, ce qui n’est pas la pire manière d’aborder une œuvre nouvelle.

On le connaît surtout pour sa peinture d’animaux en zoo, ou de cages vides, mais l’effort du spectateur est de ne surtout pas enfermer l’interprétation uniquement dans un discours symbolique ou allégorique.

Il faudrait ainsi méditer longuement la fameuse parole de Paul Cézanne : « Nous tentons un morceau de nature alors que les maîtres faisaient un tableau. »

Il y a pour Aillaud le spectacle fascinant de décors et environnements artificiels pour les animaux sauvages emprisonnés, qui sont aussi les nôtres à bien des égards.

Tout est représentation, nous sommes les figurants de nos propres vies et errons sur le plateau d’un théâtre géant appelé environnement naturel, maison ou parc d’attraction.

Mais, au fond, qu’est-ce que le sujet d’un tableau ? Le tableau lui-même ?

Désert, 1987 , huile sur toile 168×220 cm courtesy galerie Loevenbruck © Paris ADAGP, Paris. Fonds Gilles Aillaud / Galerie de France. Photo Fabrice Gousset courtesy galerie Loevenbruck, Paris

Publié conjointement par L’Atelier contemporain et Editions Loevenbruck, l’ouvrage Pierre entourée de chutes collige des textes du peintre qui est aussi scénographe (pour Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil, Klaus Michaël Grüber…) de nature politique ou poétique, et, dans sa seconde partie, des entretiens avec les plus grands critiques ou commentateurs, pour la presse et la radio (Jean Clair, Gérald Gassiot-Talabot, Jean-Louis Pradel, Suzanne Pagé, Jean-Louis Schefer).    

L’ouvrage est volumineux, c’est une mine d’or, sorte d’encyclopédie sauvage en plus de six cents pages. 

« Il n’y a rien de plus lointain qu’un animal, déclarait-il en 1980, il ne fixe pas son regard dans l’espace où tu es et on se demande ce qu’il pense. Il ne pense pas qu’il est enfermé – il ne le suppose même pas. On est en face de ce qu’il y a de plus loin et en même temps très proche de soi puisque l’on a soi-même une vie animale. »

On se souvient des gestes inauguraux des trois jeunes gens du mouvement de la Nouvelle Figuration : assassinat en peinture, avec Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, du maître en narration Honoré de Balzac (en 13 toiles ayant fait « l’effet d’un bulldozer dans un magasin de porcelaine » en 1963) et de l’adulé Marcel Duchamp (1964) – De mars 1965 à juin 1969, Aillaud est président du salon de la Jeune Peinture.

Vivant la peinture comme instrument de critique sociale – et de la culture bourgeoise -, Gilles Aillaud montre la séquestration et le simulacre comme simulacre, s’interrogeant sur la fonction de ses tableaux (on est loin chez lui de l’idée d’une autonomie de l’art comme chez André Malraux ou Elie Faure), et leur possible interaction avec le cours des choses : « La culture est comme un écran entre les choses et soi. Il faut s’en débarrasser. Le travail qu’il faut faire doit être, dans un sens, anti-culturel. »

Comme le proclamait le dogmatique Mao Zedong : « Le dogme est moins utile que la bouse de vache. »

Au fil des entretiens, très nourrissants, on peut noter des fulgurances.

« On ne sait rien de la vie d’Electre, déclare le peintre qui étudia la philosophie avec Jean Beaufret, lut Heidegger et les présocratiques, mais on sait qu’elle voyait la même colline… et la même lumière. (…) La lumière en Grèce est si violente et si catastrophique qu’elle apostrophe la terre. Les choses apparaissent alors comme des mirages. »

A Jean-Louis Schefer, le 31 mai 1981 sur France Culture : « Il y a tout dans les animaux. Dès qu’on peint un animal dans un tableau, on tient un discours général. Tandis que si on peint le coin de sa chambre ou quelqu’un, on peint quelque chose qui est anecdotique. Il n’y a jamais rien d’anecdotique avec un animal. Qu’est-ce que c’est que dormir, qu’est-ce que c’est qu’être réveillé, qu’est-ce que c’est d’être immobile, qu’est-ce que c’est que bouger, qu’est-ce que c’est qu’être libre, qu’est-ce que c’est qu’être enfermé ? Qu’est-ce que c’est ? En même temps, comme c’est très concret la présence d’un animal, c’est la chose la plus physique qui soit. Alors d’où vient que la chose la plus physique qui soit appelle tout de suite quelque chose qui est le contraire, c’est-à-dire vraiment tout à fait métaphysique ? »

Les animaux dans les zoos, où il est rare de croiser leur regard, survivent-ils dans la mélancolie ou n’ont-ils quelquefois pas conscience de leur état d’asservissement ?

Se rendant compte, ou pas, de leur statut de prisonnier, les animaux, comme les humains, sont porteurs d’une présence malgré tout.

A Annie Mignard, dans Libération, le 18 avril 1978 : « Je peins des choses, je suis absolument incapable de peintre une idée. »

Gilles Aillaud, Pierre entourée de chutes, Ecrits et entretiens sur la peinture, la politique et le théâtre (1953-1998), édition établie et présentée Clément Layet, L’Atelier contemporain / Editions Loevenbruck, 2022, 608 pages

https://editionslateliercontemporain.net/a-paraitre/ecrits-d-artistes/article/pierre-entouree-de-chutes-ecrits-sur-la-politique-le-theatre-et-la-peinture

https://www.loevenbruck.com/single.php?type=exposition&id=3968

https://www.leslibraires.fr/livre/20907178-pierre-entouree-de-chutes-gilles-aillaud-l-atelier-contemporain?affiliate=intervalle

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