
Leonid Ossipovitch Pasternak, Portrait de Rainer Maria Rilke à Moscou, 1928
« Comme dans un conte pour enfants, les maisons de Rilke n’étaient que des paupières où cacher quelques heures, quelques jours, quelques mois sa propre humanité, souvent difficile, son regard « impréparé » aux éclats du monde. »
René Maria Rilke, devenu Rainer Maria Rilke sur le conseil de son amie-amante Lou Andreas-Salomé, n’aima pas son enfance pragoise, ne fut pas aimé par sa mère, ne supporta pas ses cinq années passées à l’école militaire de Sankt Pölten, en Basse-Autriche (sentiment intense d’abandon), et ne cessa de nomadiser, en Allemagne, en Russie, en Italie (Venise, Duino), en Espagne (Tolède), en France, en Suisse.
Sa véritable demeure, construite avec les pans des habitations qu’il occupa ou qu’on lui prêta – châteaux ou logis plus modestes -, les lambeaux de son existence errante, et surtout la puissance de ses visions, fut, selon l’écrivaine Olympia Alberti qui lui consacra sa thèse, son œuvre.
Rilke sans domicile fixe est ainsi un bel essai sur les nécessités de la création, la solitude et la passion de la langue.
Rilke, qui connut la culpabilité d’être en quelque sorte un enfant de remplacement, pour sa sœur aînée décédée, est un étranger, sa patrie est constituée de l’ensemble de ses œuvres, lettres comprises – il fut un abondant épistolier.
Il y a chez l’auteur de Les Sonnets d’Orphée (1922) une recherche constante de l’unité intérieure, une ambition de progression spirituelle (vers ce que le poète appelle l’Ouvert) à partir d’un sentiment d’exil permanent – fors les textes les plus accomplis, et les bras des aimées.
L’antihéros Malte Laurids Brigge est son double, son contrepoint aristocratique, sa réécriture, son fantasme-fantôme (scènes capitales de la vue d’une main autonome sortant d’un mur).
Par l’amour, heureux ou malheureux, et le voyage, Rilke se transforme, se met au monde autrement, s’accomplit.
« Lou, affirme l’essayiste, est la source d’une renaissance, mais aussi d’une formation épiphanique : l’amour, la Russie – la haute révélation des Pâques russes – et ce que nous nommons son Eros philadelphe. Contrairement aux assertions paresseuses de certains, qui font de cette relation une rencontre plus intellectuelle que charnelle, de 1897 à 1901 il s’agit bien entre Lou et Rainer d’une ardente passion amoureuse. (…) Formé par du déséquilibre, et des tentatives de compensation, Rilke était un être blessé : la rencontre de Lou, synonyme d’amour et de refonte du Moi profond, changera radicalement sa perception : et s’il pouvait être bon de vivre ? »
Rilke cherche à associer en lui le masculin et le féminin, qu’il identifie à la fécondité, la maturation, le sans-limite, le lâcher-prise.
Lou tant désirée est aussi la femme-sœur (dimension adelphique de la relation, sororité d’âme), une libératrice majeure, loin du modèle négatif de la première mère qui l’enfanta.
A Paris, ville qui le fascine, notamment, comme pour Baudelaire et Benjamin, pour la vitalité et diversité de ses rues, de ses avenues, de ses boulevards densément peuplés, ses mendiants et réprouvés qu’il comprend intimement, l’écrivain apatride rencontre Rodin, qui ne le comprend pas mais lui enseigne la discipline de l’effort quotidien, et surtout la peinture de Cézanne.
La figure récurrente du sang dans les propos de l’écrivain, comme source et jaillissement, création et sacrifice, désir et allégeance, est soulignée avec beaucoup de justesse – Rilke meurt d’une leucémie foudroyante à cinquante-et-un ans.
L’ange tient la main, le sang bat dans son couteau, on part toujours pauvre, mais quelquefois plus riche de présence et d’unité.
« Ne croyez pas que le Destin, écrivait le poète génial, soit plus que la densité de l’Enfance. »

Olympia Alberti, Rilke sans domicile fixe, suivi de Le passeur d’aurores. Réflexions sur l’art de la traduction chez Rilke, Folio essais, 2025, 160 pages
