
Perro hundido, Francesco de Goya, 1819
« Déchirer les puissances en cours et leurs délires d’envoûtement est Le plan primitif. » (John Jefferson Selve)
Qu’est-ce que la littérature pour Aventures ?
Un art de la nuance, des ouragans discrets, une violence antisociale, une langue ne devant rien aux standards communicationnels.
Une profondeur de solitude d’où naît un verbe non souillé.
« Ce que « fait » la littérature est exactement proportionné à ce que « défait » ce monde. Là où celui-ci reconfigure la réalité en vue de la remplacer par sa version binaire, elle revivifie l’étincelle de chaque nuance et redonne au monde sa vérité charnelle et multiple, c’est-à-dire son avenir. La littérature ne nous sauve pas, mais elle donne part à l’indemne ; il ne tient qu’à nous de nous accorder à cette part à travers l’écriture, en résistant à l’aplatissement des énoncés qui est devenu la norme encouragée partout sur Terre. »
La livraison d’automne de cette revue publiée par Gallimard – fragment 4 – comporte des textes rappelant les écrivains à leur devoir d’insurrection.
Placé sous la souveraineté amicale de Peter Handke, qui a confié à Yannick Haenel un texte inédit – une traduction d’un extrait du roman très libre de Didier Goldschmidt, Le livre du dehors – , Aventures s’interroge sur ce que peut aujourd’hui la littérature.
Lolita Pille : « Si la littérature n’est plus le secret que de mille personnes, elle ne cesse pas pour autant d’être littérature – et même de cent personnes, de dix personnes, de deux personnes. Il faut être deux personnes, pas plus. Le double c’est déjà l’infini, précise Hegel. La seule question vraiment préoccupante là-dedans, c’est de payer le loyer. » (lire en parallèle le texte de Lou Syrah sur la faim)
Adepte des gestes irréguliers et des grandes singularités, John Jefferson Selve se montre d’une rage magistrale, qui est une lucidité salutaire : « Que fait la littérature ? Une chose est sûre : elle se surveille. Elle se surveille en train de disparaître. Elle épie ses propres phrases, les voit devenir propos et poids mort en quête d’assentiments, c’est-à-dire qu’elle se surveille et ne voit plus rien. Vision. Vista. Duende. Tremblé. Tout ce qui pouvait unir le tréfonds et le plus haut de nos têtes, elle s’en fout. Triste savoir. C’est ainsi que les écrivains rapetissent et s’écroulent. Il faut se fondre dans le programme. »
Victor Dumiot n’a visiblement pas sa carte de membre au Rotary Club de Cambrai : « Je sais que sans l’écriture je n’aurais pas de langue, et même aucune lampe pour inspecter mon fond. Je ne suis ni révolutionnaire, ni même meurtrier, peut-être pas écrivain, mais nous avons cette chance, qu’à l’intérieur du monde et de tous ses désastres, l’on puisse ouvrir nos souterrains. La littérature nous rend seuls, en même temps nous entoure. »
Valentin Retz : « Lire exige du silence, de la lenteur, une disponibilité intérieure. C’est un acte de désenvoûtement que le tumulte des signaux rend tous les jours plus improbable. (…) Il existe, au cœur du verbe, une puissance d’effraction. Elle ne transforme pas l’ordre du monde, ne subvertit ni les puissances d’argent ni les forces de contrôle mais elle ouvre un passage. (…) Pour celui qui pénètre dans cette dimension sauve, la réalité se donne et se reconfigure. Il fait les bonnes rencontres, il vit les aventures qui lui ressemblent – et le monde, mystérieusement, semble soudain se remettre à l’endroit. »
Yann Diener, lisant Yohann Chapoutot (Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui) : « Notre suicide linguistique a peut-être plutôt commencé quand nous avons accepté de parler de ressources humaines pour nous désigner, pour parler du personnel des entreprises. »
Luc Jardie cite un propos de Christian Bourgois tenu en 1966 : « Il existe toujours un noyau de gens qu’on pourrait appeler des cinglés de littérature. »
Michel Surya, toujours très fin logicien : « Les grands livres ne sont pas aimés. Leurs auteurs encore moins, pour commencer. / Les grands écrivains ne sont pas aimés. Leurs livres encore moins, pour continuer. / Toujours pèse sur les premiers le soupçon qu’ils montrent une liberté trop grande. Sur les seconds, le soupçon que ce sont eux qui leur permettent une telle liberté. (…) La littérature ne reçoit pas sa liberté de celle que la tolérance permet. Son « intolérance » a permis et permet les libertés dont la tolérance s’autorise. Non serviam serait la devise du diable ? Elle sera donc celle de la littérature aussi, ainsi qu’en a décidé Bataille, pour s’autoriser la sienne et l’autoriser à tous. »
La littérature peut être aussi un chien peint, tête cou coupé, par Goya, rencontré au Prado dans toute sa liberté par Serge Airoldi : « c’est un chien-Ange, mais Rilke a prévenu, « l’Ange est terrible », c’est un chien sûr des ultrasons, sourd aux ultrasûrs, noir comme une neige »
Ou un disque de Nicolas Comment écouté en boucle par Adrian Meyronnet sans savoir d’abord que l’album Retrouvailles était composé de poèmes de Bernard Lamarche-Vadel : « Pour moi, Lamarche-Vadel était tout sauf un écrivain français, en tout cas un auteur français du XXe siècle. Il était plutôt un écrivain japonisant, ou du moins un écrivain martial qui néantisait la société en la tenant à distance. (…) La pensée de Lamarche-Vadel me console ; j’y puise le carburant nécessaire à ma survie. Par-delà les siècles et la mort, nous conversons. (…) Tandis que la langue agonise et que les algorithmes ne cessent de répandre leurs griffes, je consigne ses phrases dans des carnets en cuir noir afin de les avoir toujours sur moi, contre ma poitrine. »
Le trop rare Emmanuel Catalan marche sur les pas de Pound dans le sud de la France : « Il est émouvant de voir comme la lyrique des troubadours, aussi bien que la sensualité propre aux paysages du Sud, occupe l’imagination amoureuse de Pound. »
En roulant un matin de juin vers la maison de Peter Handke – auteur lu avec ferveur, comme un contrepoison, à l’époque du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher – , Yannick Haenel écrit : « Il me semble qu’en dépit du prix Nobel, on ne prend pas vraiment la mesure de ce que Peter Handke écrit : on ne se rend pas compte de ce qui a lieu dans ses phrases en matière d’expérience, de perception, d’élargissement de l’existence. »
La littérature ?
La déesse Alètheia.
L’élargissement de l’existence.

Revue Aventures, n°4, Gallimard, automne 2025, 230 pages
Textes de Yannick Haenel, Rose Vidal, Lolita Pille, John Jefferson Selve, Victor Dumiot, Gaëlle Obiégly, Valentin Retz, Julien de Kerviler, Blandine Rinkel, Stéphane Habib, Yann Diener, Luc Jardie, Joffrine Donadieu, Muriel Pic, Ferdinand Gouzon, Arno Bertina, Emmanuel Ruben, Michel Surya, Lou Syrah, Alban Lefranc, Serge Airoldi, Adrian Meyronnet, Georgina Tacou, Gérard Macé, François Dominique, Julie Vanhoenacker, Emmanuel Catalan, Nunzio D’Annibale, Chloé Mons, Frédéric Gournay, Yves Ravey, Guy Walter, Camille Ancel-Hazoumé, Samuel de Loth, Peter Handke, Didier Goldschmidt
https://www.gallimard.fr/collections/revue-aventures
https://www.gallimard.fr/catalogue/revue-aventures-ndeg4/9782073104809

Parution le 6 novembre chez Gallimard de Tête-à-tête, de Peter Handke – critique à lire probablement le jour même dans L’Intervalle

https://www.leslibraires.fr/livre/25182608-tete-a-tete-peter-handke-gallimard?affiliate=lintervalle