Sur un air de John Dowland, le passage de la nymphe, par James Joyce

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Pourquoi la rencontre d’une nymphe bouleverse-t-elle tant ?

« Qui ? Un visage pâle cerné de lourdes fourrures odorantes. Ses gestes sont craintifs et nerveux. Elle utilise un face-à-main. Oui. Une brève syllabe. Un rire bref. Un bref battement de paupières. »

Vénus à la fourrure (Leopold von Sacher-Masoch), Molly qui s’ignore (oui), la jeune personne de qualité que contemple Giacomo Joyce, son précepteur – Giacomo, séducteur de pacotille, est l’ironie de James – tient autant de l’araignée («piqûre brûlante » de son rire), que de la chatte byzantine (ronron roux vénitien).

« Corps nu, gracile et doux, miroitant d’écailles argentées », elle est à elle seule tout un bestiaire – serpent, sirène, attendez la suite.

Mélange d’innocence (feinte) et de sensualité explosive (Lolita), elle semble prolonger l’Eden, quand, odalisque, cheveux dénoués, violeuse violée, « jet de venin liquoreux de ses yeux obliques et gourds », elle est déjà putain.

D’ailleurs, quelle importance ? « Je ne suis pas sûre que certaines activités du corps ou de l’esprit puissent être considérées comme malsaines. »

Corruption et adultère règnent – « Aber das ist eine Schweinerei ! » (une vraie saloperie) – la nature comme la littérature s’en foutent bien, qui se nourrissent du péché du monde (séduction, dévoration déjection), souverains : « Glissement – espace – cycles – futaies d’étoiles – et les cieux qui s’évanouissent – immobilité – immobilité plus profonde – immobilité du néant – et sa voix. »

En une bonne dizaine de pages, accumulant les paragraphes courts comme une succession de tableaux (prose poétique), Giacomo Joyce invente une clarté faite d’ellipses et de mystères, des illuminations logiques et vénéneuses : « Une rizière près de Vercelli sous une crémeuse brume d’été. Les pans de son chapeau tombant ombrent son sourire faux. Des ombres strient son visage au sourire artificiel, épris par la chaude lueur crémeuse, ombres de petit-lait sous les mâchoires, filaments jaune d’œuf sur le front moite, humeur jaune aigre tapie dans la douce pulpe des yeux. »

Nous sommes en Italie (Trieste), le milieu (social/géographique) est bon, on peut s’entendre dans la comédie générale et le tournoiement des mots.

Chacun use de ses armes comme d’un charme : le savoir du maître (« che coltura !»), la beauté vierge de l’enfant (Amalia Popper) qui minaude en pépiant, « poulette noire » portant talons hauts et rêvant de picore, « hanches fines et rondes », « courte jupe soulevée par ses genoux ronds », « pouliche » mâchant des brins de sauge, « flocon de neige », buisson ardent de son ventre naissant.

L’homme fait, catholique, gentil, désire la belle juive (éternité d’un peuple) aux « longues lèvres moqueuses et lubriques : des mollusques. »

Elle : « tendre créature », « fesses minces d’argent poli » (leur doux et sombre « sillon »)

Lui : « Ignace de Loyola, hâte-toi de m’aider ! », « Du calme, mon petit James ! »

Elle et lui : « J’aperçois à travers la fente du voile noir son corps gracile gainé d’un déshabillé orange. »

Roberto Calasso (La littérature et les dieux), George Didi-Huberman (Nympha moderna), Giorgio Agamben (Image et mémoire) ont chacun relevé dans le passage de la nymphe l’incessante métamorphose de la littérature, dont la déesse est une jeune fille aux cheveux de drapé tombé.

Jouissance de l’écriture, telle quelques notes de clavecin tenues jusqu’à rompre le tympan : « Dans la tiède obscurité moite et invitante de sa féminité, mon âme, en dissolution, a jailli, inondé et éjaculé en une semence abondante. »

L’auteur de Portrait de l’artiste évoque sa « chance infernale », son désir de profanation (« Que celui qui la veut la prenne ! »), joliment obscène comme dans ses Lettres à Nora.

Nous sommes au théâtre, comme toujours : « Les murs humides suent une buée vaporeuse. Une symphonie d’odeurs exhale de la masse de formes humaines agglutinées : aigres senteurs d’aisselles, oranges suçotées, crème rance pour les seins, eau de mastic, haleine de dîners confit d’ail, puanteur de pets au phosphore, opopanax, suée franche des femmes mariées et à marier, pestilence savonneuse des hommes… Toute la nuit je l’ai regardée, toute la nuit je la verrai, nattée en pinacle et visage ovale olivâtre et yeux doux et calmes. Un filet vert sur ses cheveux et ceignant son corps, une robe brodée de vert : la teinte de l’illusion du verre végétal de la nature et de l’herbe grasse, cheveu des tombes. »

Il s’agit, à chaque instant, de se libérer de l’ordure, du pourrissement, de la langue morte par la langue vive (en anglais, italien, latin, allemand), de la politique du petit périmètre (Gogarty, la fierté nationale irlandaise) par les comptines et la poésie (la Bible, Shakespeare, Dante).

Quand James Joyce écrit son casanovesque Giacomo – texte resté secret toute sa vie – il est à Paris et pense à Ulysse : l’échec probable (posséder la belle) se mue en triomphe des mots, qui, au-delà du phénomène de sublimation, est création érotique d’espace et de temps.

Dans une postface éclairée – reprise dans la revue Ligne de risque (nouvelle série, 2015) consacrée pour une grande part au génial auteur de A pas aveugles de par le monde, Leïb Rochman – l’écrivain Yannick Haenel est catégorique : « Joyce est un prophète, il a souffert pour défendre sa découverte ; il est allé, comme Ulysse, au-delà du connu : il est traversé par une parole qui parle de vérité, celle qui effraie les hommes parce qu’ils ne la connaissent pas. Qu’on le lui reproche relève de l’éternelle volonté de ne pas savoir. »

Dans un excellent texte exégétique (même revue), Valentin Retz analyse le sacrifice opéré par Joyce dans son opuscule posthume : que par le feu du verbe Giacomo devienne enfin James et accomplisse le complet retournement de la lubricité en grâce/faveur d’érotisme.

Le passage de la nymphe est un test quant à notre rapport plus ou moins embarrassé au langage.

Comprenons enfin qu’il n’y a rien en dehors du verbe, qui est engendrement, qui est amour, qui est unité.

Giacomo-James Joyce : « Ne pleure pas pour moi, fille de Jérusalem ! »

JOYCE-DEF

James Joyce, Giacomo Joyce, traduction Georgina Tacou, postface Yannick Haenel, éditions Multiple, 50p

RISQUE-DEF

« A pas aveugles de par le monde », Revue Ligne de risque, n°1, nouvelle série, éditions Multiple, 2015

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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