Les territoires de la hantise, par le gendarme Emile Tizané

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Chers amis, si vous n’avez aucune idée de cadeau pour Noël et que vous sentez que les agapes risquent d’être tristes, il est temps de faire pirouetter les dindes et de vous jeter sans tarder sur un ouvrage extraordinaire, loufoque, ultra-sérieux, indispensable, Les forces de l’ordre invisible, soit la découverte de la vie et des archives d’Emile Tizané (1901-1982), gendarme expert en matière de « maisons hantées ».

Vous penserez peut-être à un personnage de fiction, mais non, cet officier de justice ayant réellement existé est un « parapsychologue de terrain » dont les enquêtes officieuses furent consacrées « aux phénomènes de poltergeist tels que les déplacements d’objets, les grêles de pierres ou bien encore les incendies spontanés. »

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Illustration Maissa Toulet

Réunis par le philosophe et chercheur Philippe Baudouin, les documents que vous allez découvrir, « notes, rapports, photographies, croquis et correspondances », sont fascinants.

On peut les étudier avec un regard d’anthropologue, ou simplement se laisser étourdir par leur intense poésie, leur indéniable « aura ».

Il y a du dadaïste belge chez Tizané, mais aussi un esprit soucieux de désigner et cartographier les territoires de l’étrange.

On peut lire avec émotion cet aveu (22 janvier 1942) : « Officier de gendarmerie, je me suis attaché à l’étude des problèmes incompris qui prennent parfois naissance dans certaines maisons ou leurs abords immédiats. Fort critiqué par nombre de mes camarades, souvent même par des chefs qui m’ont reproché de mal employer mon activité, j’ai cherché dans les enquêtes de gendarmerie relatant des histoires dites « occultes » la part qu’il convenait de donner à la vérité. Plus particulier aiguillé vers l’étude des maisons dites « hantées », je recherchais à l’origine de la fraude, mais le nombre de documents que j’ai pu recueillir, leur étude, et les conclusions que j’ai pu en tirer me permettent aujourd’hui de soutenir que dans la plupart des cas motivant enquête, il y a toujours un être vivant qui est le centre des phénomènes. »

Gendarme volontiers tatillon (respect de la procédure, respect de la procédure), Emile Tizané est à n’en pas douter un grand professionnel, dont les investigations du côté des forces occultes sont en effet peu goûtées par sa hiérarchie, l’obligeant à mener enquête en loup solitaire.

Passe dans les territoires normands où se déroulent nombre d’affaires troubles l’ombre de Guy de Maupassant, le fantastique n’étant qu’une des modalités du réalisme, à moins que ce ne soit l’inverse.

Dossier  8YE 139140 TIZANE (état des services )

Quand la pensée positiviste triomphe en pensant pouvoir circonscrire l’ensemble des phénomènes de la réalité, Emile Tizané, facteur Cheval de la gendarmerie française (vous trouverez page 51 une superbe mosaïque de timbres), ne s’en laisse pas conter, rédigeant inlassablement, d’une belle écriture apprise à l’école communale, des fiches concernant les manifestations de l’invisible.

Exemple : « Le 16 décembre 1945 le fermier Schwatz de Jarry réuni avec sa famille dans une pièce entend sa porte secouée violemment comme si quelqu’un demandait à entrer. Il demande qui est là ? personne ne répond. Le fait recommence encore deux fois dans la même soirée. Les jours suivants le même bruit se reproduit jusqu’à sept fois dans la même soirée toujours entre 21h15 et 21h45… »

L’ange du bizarre s’appelle ici maisons hantées, infestées, ensorcelées, hôtes inconnus, petites ou grandes hantises.

Les titres des dossiers sont beaux comme du Jean-Jacques Rousseau, le cinéaste wallon de l’absurde : « Sur la piste de l’homme inconnu », « Le manuscrit baladeur », « Apparitions de la Vierge ».

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Illustration Maissa Toulet

Tizané est un chasseur-cueilleur méthodique, récoltant tant que faire se peut les indices de présences paranormales selon la logique d’un vaste projet de classification.

Dans un texte savoureux et savant, multipliant les références illustres (Jean Cocteau, Maurice Maeterlinck, Jules Michelet, Luc Boltanski, Arlette Farge, Elisabeth Roudinesco, Walter Benjamin, Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman…), Philippe Baudouin rappelle opportunément ce passage de Ma vie : souvenirs, rêves et pensées, de Carl Gustav Jung, révélant, alors qu’il écrivait les Sept sermons aux morts que sa maison s’était « comme emplie par une foule […] d’esprits [qui] se tenaient partout, jusque dessous la porte ».

Confidence du capitaine Emile Tizané, inscrite à même la couverte d’un de ses cahiers Messager : « Je ne voudrais être qu’un appareil enregistreur. »

Difficile face à de l’accumulation de telles archives judiciaires de ne pas penser « démon de l’écriture », l’activité compulsive, la pulsion de répétition du gendarme relevant d’une forme de conjuration contre un présent fuyant de toutes parts, comme s’il s’agissait, Jacques Derrida a bien montré cela (Mal d’archive, Galilée, 1995), d’ordonner le passé/présent tout en le manquant, voire le détruisant.

La police n’aime pas ce qui lui échappe.

La police ne conteste pas l’ordre établi (Tizané participera à l’arrestation d’une jeune fille juive de quatorze ans sous le régime de Vichy).

La police est précise, solide, affirmative.

Les phénomènes inexplicables sont donc pour elle un point aveugle insupportable.

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Illustration Maissa Toulet

A la fin de sa vie, Tizané se consacre à la numérologie (les pouvoirs du chiffre 7), à l’ufologie, et au magnétisme, rencontrant par exemple la medium Rolande aux capacités extra-sensorielles.

Mis en page avec inventivité et beaucoup de malice, Les forces de l’ordre invisible est une somme offerte au génie du doute, Tizané lecteur assidu de La Revue Spirite, faisant l’éloge involontaire de la croyance populaire dans les puissances secrètes qui quelquefois gouvernent ou ensorcellent nos vies.

La vaisselle se casse toute seule, une cafetière vole, la terre semble griffée, il y a des traces de sang sur les murs, « des chaises se promènent curieusement à travers la pièce », c’est Noël, non ?

Et lire page 86 : « Confidentiel. A ne pas publier »

Philippe Baudouin, Les forces de l’ordre invisible, Emile Tizané (1901-1982), un gendarme sur les territoires de la hantise, préface de Dominique Kalifa, postface d’Hélène L’Heuillet, illustrations de Maissa Toulet, Le Murmure éditeur, 2016, 270p

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Découvrrir le site des éditions du Murmure

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