
S’il existait encore quelque chose comme une idée d’avant-garde (des solitudes aux yeux de flammes s’avançant dans la nuit), nul doute que le premier roman de Rafael Garido, Sarcophage (Inculte, 2016), s’y rattacherait par sa radicalité formelle, et son désir de frapper du verbe l’enclume de nos représentations dominantes.
Repéré notamment pour ses traductions du poète espagnol Leopoldo Maria Panero, et ses textes pour le photographe Antoine d’Agata, Rafael Garido envisage la littérature ou toute création artistique d’intensité comme une véritable expérience, de l’ordre d’un arrachement, d’une traversée de soi-même, d’une révélation.
Les plumes que laissent les auteurs dans le franchissement des barbelés intimes s’appellent des œuvres d’art.
C’est peut-être dans la déchirure et la mutilation (Platon cité en exergue) que nous ressentons le mieux notre sentiment d’unité (Hölderlin).
Première phrase : « Dans le blanc halluciné hors luminescence, torse nu, l’Archonte se penche encore une fois sur la table-à-souffles. Les vertèbres grincent sous l’occiput. »
On pense immédiatement au regretté Didier-Gerges Gabily, à son écriture trempée de mythes, à sa façon de construire des tableaux.
S’imposent également les motifs de l’air, de l’anatomie, de la drogue et des hallucinations à la façon du Festin nu de Burroughs : « Un gecko traverse la paroi nord. »
Il y a du sang, un corps souffrant/jouissant, des monstruosités à la Bacon.
Des hommes ? Plutôt des figures, des créatures, des animalcules, des éjaculations d’êtres.
Le pari : sortir du sarcophage du cerveau par la parole vibrante/délirante/déployée.
Rafael Garido construit des fantasmes, des machines désirantes, du temps suspendu.
Beaucoup d’actions, mais un sentiment de stase, comme si le texte inventait, sous différentes formes et voix, le point de vue de la mort.
La prose n’est ici qu’une des modalités fondamentales de la poésie.
La scatologie n’est pas l’envers du bleu céleste, mais une autre façon de dire la violence et le soulagement des sensations.
Il est impossible de résumer Sarcophage, puisque tout se passe dans le moment de la lecture, dans la façon d’inventer des souffles, et de heurter le regard par une succession de scènes où la pornographie, la torture, le mal et la corruption mènent une danse macabre inspirée et terriblement inquiétante.
On est au bord de la folie, que repousse en l’approfondissant l’écriture.
On ne lit pas Sarcophage jusqu’au bout sans le sentiment de vivre une odyssée, dérangeante, impossible, telle une navigation dans une peinture abstraite, composée par la musique répétitive des mots et des idées.
On lit en apnée, détourne les yeux, replonge dans la drogue des situations et des cruautés, on quitte, on s’éloigne, et l’on revient, aspiré par l’astre noir d’un livre sans consolation.
Un extrait ? Page 101, au hasard, dans le train de nuit revenant de Paris : « Avance. S’arrête. Ecoute le bruit des corps. Nus. Habillés en bleu céleste. Debout. Allongés. Convulsés. Immobiles. Groupés et seuls. Silencieux. Bruyants. Sensibles partout. Sensibles partialement. Insensibles en bloc ou en parties. Dans le front démoli de l’adolescent barbu, dans les plantes des pieds du black, dans un cerveau et dans cinq orteils de l’amas à dix douze treize corps, dans quelques oreilles du même amas et dans une moelle épinière à partir de l’atlas, dans le scalp de la femme tondue, dans l’épiderme du thorax de la femme coiffée en mises en plis, dans la bouche d’un des corps du tas à quatre où il y a huit corps, dans le sexe et dans les jambes d’un autre corps du même tas et partout dans un autre corps, dans le sphincter de l’albinos, dans la peau et dans les muscles et dans le crâne et dans les yeux et dans les nerfs et dans les trous et dans les moelles et liquides et atomes sensibles de la masse de chair habillée d’un pantalon bleu céleste recroquevillée immobile au milieu du couloir, dans le cuir chevelu de Manolo, insensible, insensibles, sentants. »
Rafael Garido, Sarcophage, Inculte/Dernière marge, 2016, 288 pages
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