Le narrateur du premier livre de Damien Aubel, Possessions (éditions Inculte), est la proie d’une sainte fureur contre le vulgaire.
Son refus obstiné des petitesses des milieux qu’il traverse construit au cours de ce roman âpre, âcre, amer, fou, un chemin initiatique aboutissant à une forme de mystique sauvage.
La littérature met ici à nu le Mal dans un monologue tenu par un jeune universitaire ne supportant ni l’étouffoir provincial, ni la capitale de la France devenue territoire de glace.
En Possessions, les jeunes filles sont libidineuses, le fantastique s’allie au crime, et l’écriture s’avère la dernière chance de l’égaré.
Conversation avec un auteur inspiré par Léon Bloy, comme par les grands inventeurs contemporains de formes littéraires.
Possessions est un livre enragé, enfiévré, méchant… Pourquoi tant de fureur ?
Possessions se sert effectivement de la colère comme combustible narratif. Mais il s’agit moins de ressentiment, d’amertume, etc. que d’une colère au sens de l’ira des Anciens : une « passion » qui déborde l’individu singulier, se manifeste comme une crue, un épanchement irrésistible – si vous voulez, plus comme un phénomène géologique (et donc : impersonnel, incommensurable, irréductible à la seule petite perspective humaine), plus comme un surgissement brutal, irraisonné de l’inexplicable – un raz-de-marée, la zébrure de la foudre –, que comme une composante bien identifiée de la panoplie des affects et des états psychologiques de l’homme. En d’autres termes, ce qui m’intéressait dans la construction de ce personnage mû par une sainte – du moins la pense-t-il sainte – fureur, était de faire craquer les coutures du personnage, d’utiliser cette colère comme une voie d’accès – via son intensité, son exaspération, sa magnitude – vers ce qui dépasse l’humain. En l’occurrence, une forme de transcendance, celle-ci fût-elle viciée, illusoire, factice. Bref, vous l’aurez compris, il s’agissait de trouver une émotion qui fût le détonateur d’un essor mystique. A cet égard, j’aurais pu aussi bien choisir les « pleurs de joie » pascaliens, l’extase et la dépersonnalisation de la jouissance sexuelle… Mais, prosaïquement, la colère est, si j’ose dire, d’un meilleur rendement romanesque : Ignatius J. Reilly chez John Kennedy Toole, Herzog chez Roth, Achab chez Melville, ou, plus scolairement Alceste ou Achille, suscitent et justifient des situations de crise, des possibilités innombrables de conflit.
Depuis combien de temps portez-vous ce livre en vous ?
Je pourrais vous répondre à l’instar de mon personnage, vous dire que ce livre était toujours en moi sous forme limbique, embryonnaire, et qu’il ne s’est incarné que maintenant, mais, outre que pareille réponse sonne un peu apprêtée et prétentieuse (« mon » livre, « mon » sub/in-conscient, trop d’ego dans tout ça), elle exigerait le concours d’un psychanalyste, d’un confesseur – voire d’un devin ! Aussi vous répondrai-je en restant sur le plan quantifiable des chiffres et des durées : l’écriture en elle-même a été relativement rapide, environ une petite année, et le travail préparatoire, c’est-à-dire toutes les lectures qui ont irrigué, par capillarité, en suivant des réseaux parfois tordus et souterrains, le livre, je dirais à peu près une grosse année. Car plus on lit plus on écrit, dit quelque part Jules Renard…
Considérez-vous la littérature comme une pratique de désenvoûtement, quand le social est empoisonné ?
Je vous ferai une réponse de casuiste : ça dépend… Ca dépend du niveau auquel on se place. Si on envisage une action effective de la littérature sur le monde, si on cherche par exemple une corrélation entre la pratique de l’écriture et de la lecture, et la baisse de la courbe du chômage, la résorption des inégalités, bref, une thérapeutique qui viserait à panser les plaies et les symptômes du Mal, on oublie la gratuité fondamentale de l’acte littéraire. On oublie cette hétérogénéité radicale, insurmontable, qui coupe ces petits signes noirs qui s’alignent au fil des pages, et le monde tel que nous le vivons. En revanche, si on estime, à la façon apocalyptique d’Artaud, ou avec l’apparente neutralité classique de Gide (je pense à une page de son Journal où il s’en prend à Remy de Gourmont et plaide pour une pensée qui « palpite »), que l’Esprit, la pensée… etc., tout cela vibre, palpite, s’embouche dans le corps, le sien et celui des autres, le modifie et se laisse modifier par celui-ci, alors oui, la littérature est le rite de désenvoûtement le plus puissant qui soit. Une façon d’inviter à entrer dans un autre monde, un monde de silhouettes qui n’ont plus rien de « réalistes », mais qui s’animent comme de grandes marionnettes électrisées par les courants bruts du Mal, du Bien, du sexe… Mais un monde qui reste irrémédiablement, étroitement lié à notre corps. Dès lors, manipuler le mal, ses avatars et ses pantins, l’inscrire dans un récit où il perd de sa puissance, exhibe ses faillites, ses paradoxes, ne relève plus « seulement » de l’écriture, mais se répercute dans nos viscères et sur notre derme – prend littéralement chair. Dans notre corps, et partant dans le corps social…
Pour retourner le mal, la colère, dont votre narrateur est gorgé, est-elle la meilleure stratégie ?
On ne peut pas vraiment parler de stratégie : mon narrateur est contaminé par ce qu’il souhaite combattre. Disons qu’en surface, il s’agit bien d’un combat : le narrateur contre quelque chose qu’il perçoit comme une force hostile, acharnée à lui nuire. Mais la colère, et le crime qui en découle, n’est qu’une manifestation de cette dernière. Sa volonté propre, ce « je » qui croît, voudrait se rebeller, ne fait qu’obéir à son adversaire. Un peu comme une grenouille morte et les gestes réflexes que suscitent en elle des impulsions électriques. Mais peut-être certains grands prophètes de la colère, peut-être certains austères contempteurs du siècle et de sa soumission servile au Mal trouvent dans la rage une réponse efficace. Mais j’en doute : la crispation qu’impose la colère aux lèvres déforme les mots, les contrefait et les souille. On est du côté de la grimace, de la laideur, du côté de l’adversaire. La Terreur (celle des révolutionnaires, celle des « terroristes » dans l’acception actuelle du terme) n’est rien d’autre que le symptôme de cette incapacité à sortir du Mal par le Mal, de la haine par la haine, de la colère par la colère… C’est ce que montre, en négatif, l’œuvre d’un Bolano : le Chilien ne lutte pas contre l’horreur et les épouvantes de l’histoire sud-américaine via une résistance indignée. Il se fond en elle, au contraire, épouse le Mal, le mime. Et le mimant, le singeant, l’expose dans toute son inanité et sa faiblesse.
Vous revendiquez-vous des grands imprécateurs, certains prophètes de la Bible, Bossuet, Sade, Lautréamont, Thomas Bernhard ?
Vous me proposez une hérédité particulièrement flatteuse ! Tous les noms que vous citez font, en quelque sorte, partie d’un halo gazeux culturel : je les ai lus, peu ou prou, mais aucun d’eux n’a vraiment eu d’influence déterminante sur ce texte. En revanche, un Léon Bloy (j’ose à peine citer son nom, tant une certaine vulgate de la provoc au petit pied en a fait une espèce de pittoresque mal-pensant au verbe fleuri) et la rigueur à la fois folle et imparable de son système mystique ne devait pas être loin. Et Artaud bien sûr, comme je vous le disais tout à l’heure. Façon de dire que la folie, telle qu’elle peut m’intéresser, est moins du côté de l’imprécation, que de la pathologie visionnaire des prophètes – faux ou vrais – des « habités » qui sacrifient leur « je », se vident d’eux-mêmes pour laisser une autre parole advenir. Je pense aux « héros » du Southern Gothic, les personnages de Donald Ray Pollock, à toute cette veine américaine, de Rick Moody à Paul Harding, en passant par Brian Evenson…
Les éveillés sont-ils pour vous des élus ?
L’élection est effectivement un des ressorts du livre : comment vivre au jour le jour lorsqu’on est, ou se croit, élu ? Comment être habité et habiter le monde en même temps, si vous me passez ce mauvais jeu de mots. Mais l’éveillé n’est pas nécessairement un élu, au contraire même peut-être. Saint Jean de la Croix et sa « nuit obscure », les « sécheresses » de sainte Thérèse… : l’illumination passe par son négatif, l’ombre, l’étiolement… On pourrait aussi faire observer que la lucidité, la clarté de la vision sont aux antipodes de l’élection : Œdipe une fois dessillé ne connaît pas d’apothéose, mais devient une sorte de Juif errant de la Grèce ; ou, plus près de nous et réciproquement, les personnages de Volodine ne doivent leur savoir sur le monde qu’à leur état d’oubliés, de quasi-ombres…
Etes-vous janséniste ?
Absolument pas ! Et plus largement la théologie, le jeu des courants mystiques religieux, est d’abord une source de matériaux, de situations, d’images. Je crois que c’est Borges qui disait que la théologie est un formidable terrain de jeux…
Qu’est-ce qu’un dieu ?
Vaste question ! A titre personnel, je serais plutôt du côté des Epicuriens, voyant dans les dieux des petites entités compactes, indifférentes à tout. Et dont le seul but serait de nous alerter sur nos limites, de nous faire pressentir notre finitude. Conception un peu aride, je vous l’accorde, aussi vous confierai-je mon goût pour les idoles de carnaval, les figures violemment colorées des églises baroques…
Que représente Paris pour vous (titre de votre troisième chapitre) ?
Il y a quelque chose dans Paris d’une ville des foules (au sens de Poe : une ville qui me permet d’être l’homme des foules, d’être, ou d’essayer d’être, pur regard, simple œil greffé sur un corps anonyme, invisible parmi les autres…)
Le Horla, de Guy de Maupassant, a-t-il pu inspirer votre dernière partie ?
Plus que Le Horla, des textes confraternels à celui de Maupassant, des textes où la présence spectrale que suscitent les mots de l’écriture, l’illusion (visuelle, verbale parfois) que fait lever la littérature devient un personnage à part entière, sous forme de fantôme ou d’apparition mythique. Je pense à Pynchon et son V, à Rodrigo Fresan et sa Part inventée…
Propos recueillis par Fabien Ribery
Damien Aubel, Possessions, éditions Inculte, 2017, 160 pages