L’être humain n’est pas une île, par la photographe Léa Habourdin

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copyright Léa Habourdin

Léa Habourdin photographie à l’heure de l’anthropocène et de la sixième extinction de masse des animaux.

Son regard est hanté par le sentiment d’une catastrophe que nous ne parvenons pas à arrêter.

Son dernier livre, Survivalists (Fuego Books, 2017), se fait l’écho d’un mouvement aujourd’hui non négligeable d’individus pour qui se préparer à la fin du monde est une nécessité.

Survivre apparaît donc, quand le désastre écologique est vraiment compris comme la dévastation de la possibilité même d’être au monde, comme notre tache première, même si nos réactions prennent souvent le chemin du ridicule.

Très attachée à la richesse polysémique de l’objet livre, Léa Habourdin construit avec Survivalists un dispositif narratif singulier qui pourrait être un conte noir, où le merveilleux résiderait dans le simple pouvoir d’apparaître encore, lorsque menace l’effacement de toute présence vivante.

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copyright Léa Habourdin

Outre Survivalists (Fuego Books, 2017), vous avez publié plusieurs livres remarqués Les Immobiles (Filigranes, 2014), Chiens de fusil (Le Bec en l’air, 2014), et un livre d’artiste and everything becomes nothing again (2016). Pourquoi êtes-vous si attachée à l’objet livre ?

Disons que le livre (en général) et moi, on s’est toujours très bien entendus. Mon passage à l’école Estienne, école historiquement dédiée aux métiers du livre, n’a fait que consolider cette relation. Je descendais constamment traîner dans l’atelier des relieurs, des doreurs, à l’atelier de typographie plomb, sur les presse litho… Faire un livre devenait si simple… Je pense aussi que j’ai publié ces quatre livres (et quarante objets imprimés allant d’une réflexion sur le fanzine au livre sculpture) parce que je connais techniquement comment il se fabrique (artisanalement j’entends) et cela m’ouvre un terrain des possibles illimités. Au delà de ça, mes travaux ont un rapport assez singulier à la narration, c’est assez naturellement que je pense au livre. Ça me vient de mes études en estampe où la matière est très présente, j’ai toujours eu du mal avec la photographie intouchable, encadrée, lisse,  le livre permet très facilement d’aller au delà.

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copyright Léa Habourdin

Comment avez-vous conçu le séquençage de Survivalists, qui comporte trois chapitres ? Quels principes d’organisation avez-vous adoptés ? Mais d’abord, que sont les « survivalistes » ?

J’ai commencé à m’intéresser à ce mouvement en 2012, alors que les médias nous bassinaient avec le calendrier Maya et la fin du monde et que les premiers survivalistes faisaient leur apparition en France (puisque c’est un courant qui nous vient du monde anglo-saxon). Pour résumer très brièvement leur pensée, les survivalistes considèrent que la fin du monde est proche. Certains, plus malins que nous autres, s’y préparent. Une des façons de différencier l’être humain du monde animal est de penser qu’il est le seul être conscient de sa mort certaine. Ce qui me fascinait alors, c’était que j’avais devant les yeux le paroxysme de l’humain, celui qui, conscient d’être mortel, se prépare à une immortalité fantasmagorique. Être survivaliste, c’est être celui qui sera donc l’humain le moins mortel, celui qui survivra à la catastrophe. Ce qui m’a intéressée chez eux, c’est avant tout ce rapport au monde, ce retour à tout ce qui a toujours fait de nous des êtres vivants : avoir chaud (donc savoir faire un feu, construire un abri, se protéger), manger (chasser, conserver, pêcher, cueillir), se protéger des dangers. C’est quand même avec le sourire que j’ai regardé des images de sacs de survie étalés sur la moquette douillette du salon, les publicités pour les stages de survie sous testostérone pour étrenner le beau treillis dans la boue. Enfin, c’est avec horreur que j’ai lu les textes expliquant que beaucoup d’entre eux pouvaient être rattachés à des mouvements proches du néonazisme et à une certaine forme d’eugénisme – même s’il y a aussi, à l’opposé, des néo-hippies prônant un simple retour à la terre et à une autonomie énergétique, mais aussi tout un panel d’êtres aux positions moins radicales entre ces deux extrêmes.

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copyright Léa Habourdin

Le livre est construit presque narrativement, le premier chapitre devait s’appeler “Tout ce qu’il y avait”, en écho au texte :

“ Puis tu t’étais dit qu’il y avait pourtant des choses qui ne changeraient jamais et tu avais cherché autour de toi. Il y a d’abord eu les pierres, les rochers, les falaises, les montagnes. Tu as fait ce que tu as appelé pompeusement “l’inventaire subjectif de ce qui ne changera pas”, un premier pas. “

Le deuxième chapitre regroupe des listes de ce qu’il faut avoir dans son sac pour survivre trois jours en autonomie, en regard de paysages vides de toute présence humaine, ponctué par des dessins de flèches que j’ai recopiés sur les plans d’évacuation de bâtiment. Plus je montre ce livre, plus ce chapitre révèle à quel point la démarche est vaine, à quel point nous avons besoin d’objets pour survivre. Certains sourient lorsqu’ils se rendent compte qu’il nous faudrait un sifflet, du désinfectant, un antihistaminique, une lampe… Les survivalistes sont tout aussi humains que nous.

La troisième partie “sans s’autoriser la mélancolie” est le monde tel qu’il est, avec ses promesses d’extinction de masse, de catastrophes naturelles, avec nos angoisses et notre humanité.

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copyright Léa Habourdin

Un sentiment de catastrophe vous étreint-il ? L’enjeu aujourd’hui est-il de trouver très vite des issues de secours ?

Bien sûr qu’un sentiment de catastrophe m’habite. La question serait plutôt de se demander : “Mais qui donc arrive à vivre ici sereinement ?” En ce moment je me pose beaucoup de questions sur la recrudescence de jeux télévisés de survie et d’émission de téléréalité sur ce sujet. La survie s’intègre à la pop culture, pourquoi ? Qu’est-ce que qui fait qu’une majorité d’occidentaux a besoin de se voir dans des conditions extrêmes ? Il y a bien sûr la noblesse du geste : faire un feu à mains nues, c’est beaucoup plus valorisant que remplir sa feuille d’impôts ou mettre à jour son téléphone. Est-ce quelque chose que l’humanité a besoin de se prouver ? J’ai développé cette idée dans le livre : suivez les flèches et vous serez sauvé. J’adorerais que ce soit aussi simple.

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copyright Léa Habourdin

A quels signes voyez-vous la fin du monde ? Qu’est-ce d’ailleurs que le monde pour vous ?

Cet extrait fait partie de mes notes de travail : “La fin du monde est dans le répondeur automatique infini d’EDF. Alors tu t’es dit qu’Alexis 2.0, Bushcraft Monroe, The Vikings devraient continuer d’apprendre aux gens comment faire des allumettes waterproof sur Youtube, le quotidien s’occupait du reste.”

Plus sérieusement, je suis avec effroi les listes grandissantes des extinctions des espèces (http://www.iucnredlist.org/). Nous sommes une espèce comme une autre, ne l’oublions pas. De ce que je vois et entends, nous sommes dangereusement individualistes. De toute façon, rien que de savoir que nous vivons à l’ère de l’anthropocène me désespère. L’homme pense qu’il est une île, quelle folie ! Pour me changer les idées, je compte les pingouins (ça aide la science et c’est beaucoup plus beau que candy crush) : https://www.penguinwatch.org

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copyright Léa Habourdin

Votre territoire photographique ne se déploie-t-il pas dans une zone d’incertitude, où vivants et morts pourraient se côtoyer, voire échanger leurs places ?

Je crois que je ne pense jamais aux morts. Même lorsque je photographie des animaux empaillés je pense à l’universalité du spectacle, à tout ce que renvoie un diorama (notre besoin de voir le sauvage, notre impossibilité à en faire partie, notre envie de le recréer pour le maîtriser, l’aspect spectaculaire d’une scène de prédation), mais jamais aux morts. Je pense plutôt que je me déploie dans une zone d’incertitude avec le monde sauvage.

Votre travail s’intéresse, me semble-t-il, à la conjonction du temps humain/animal/végétal et du temps géologique. Pourquoi être mélancolique ?

Si on part du principe que tous les artistes sont clairvoyants, alors ils sont forcément profondément mélancoliques, en “distance face au désenchantement du monde”. Cette distance est plus facile à adopter du point de vue des pierres, des rochers. Vous parlez de temps géologique, n’est-ce pas le temps étiré à son extrême, le temps sans mort justement ? Le rocher ne peut-être qu’observateur, la pierre a tout vu. J’ai lu quelque chose de très beau récemment. Saviez-vous que les branches de deux arbres d’une même espèce ne se touchent pas, Gilles Clément appelle ça la “fissure de timidité” ?

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copyright Gilles Clément

Avez-vous pensé Survivalists comme une fiction de tonalité fantastique ? Est-ce un guide de survie ?

Avec Gustavo Alemàn (éditeur) et Jorge Fernàndez Puebla (graphiste), nous avons voulu jouer avec les codes (taille, couverture, papier) du guide. Mais le travail en tant que tel n’est ni une fiction ni un documentaire qui donnerait les clefs de la survie. Il est plutôt un constat : les survivalistes ne survivront pas, et nous non plus. Le texte quant à lui est une fiction, j’y décris une femme oppressée, en prise avec son besoin de s’enfuir, et pas forcément aidée par les conseils d’hommes en treillis-rangers dans leur salon.

Vous faites partie du projet Azimut, initié par le collectif Tendance floue. Comment avez-vous envisagé votre participation à cette longue marche ? Votre rapport spontané au collectif n’est-il pas de méfiance ?

Ce qui m’a d’abord instantanément séduite, c’était qu’on me proposait neuf jours de solitude. J’étais tellement séduite que je n’ai quasiment parlé à personne pendant cette marche. Et puis, il y a l’espace du Collectif qui vient se greffer, on se sent attendue, suivie, encouragée. J’ai eu envie d’une anti-performance. J’ai marché en ajoutant cinq kilos de pierres dans mon sac, revendiquant le droit au lourd, à la lenteur, à la paresse (je comptais les siestes sous les arbres), sans doute inspirée par le texte qui m’accompagnait : Vierge, d’Amélie Lucas-Gary. Vous parlez de méfiance, il faut s’imaginer que lorsqu’on m’appelle, c’est quand même ultra chouette, mais je confie qu’arriver au milieu d’une écrasante majorité hommes (douze contre deux femmes), cinquantenaires, photographes stars des années 2000, m’intriguait… J’y suis allée en étant aux aguets, et j’ai trouvé beaucoup de bienveillance.

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copyright Léa Habourdin

Vous êtes publiée en Espagne par Fuego Books. Qu’est-ce que cette maison d’édition ? Comment êtes-vous rentrés en contact ?

Fuego Books est une maison d’édition dirigée par Gustavo Alemàn, qui a jusqu’ici publié un seul livre par an. Nous nous sommes rencontrés grâce au prix “rock your dummy” du regretté le Photobook fest (https://www.lephotobookfest.com/) monté par Émilie Hallard et Pablo Porlan, des amoureux inconditionnels de l’objet imprimé ! Après avoir travaillé avec Filigranes et le Bec en l’air, j’avais envie d’aller voir les Espagnols, qui sont très doués pour le livre photo, et cette rencontre est tombée à pic !

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Léa Habourdin, Survivalists, édition trilingue (anglais/français/espagnol), traduction Marisa Morata et Clémence Sebag, Fuego Books, 2017

Site de Léa Habourdin

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copyright Léa Habourdin

Découvrir Fuego Books

and everything becomes nothing again, PhotoSaintGermain, chez Deyrolle (Paris) du 3 au 19 novembre 2017

Entrer chez Deyrolle

Le saut dans le livre,  workshop autour du livre photo pour le festival de Mérignac, octobre 2017

Merignac Photographic Festival

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