Des heures arrachées au néant, par Irène Jonas, photographe

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© Irène Jonas

A Fotofever (Carroussel du Louvre, Paris), la découverte de l’œuvre d’Irène Jonas fut un vrai bonheur.

Etait montré un ensemble de photographies personnelles issues de voyages dans la Russie soviétique peintes à l’huile avec une grande volupté, comme si la matière même du temps était offerte à la perception du regardeur.

Un livre publié chez Arnaud Bizalion Editeur, Dormir dit-elle, permet de prendre la mesure de la beauté du travail artisitique d’Irène Jonas, par ailleurs sociologue.

Cet ouvrage est composé en noir & blanc comme une longue nuit d’insomnie, entre sérénité et hantises.

On lira dans l’entretien qui suit des propos nourris par la passion de la photographie et de la recherche.

Votre titre Dormir dit-elle fait-il allusion au livre/film de Marguerite Duras Détruire dit-elle (1969) ?

Marguerite Duras a été une auteure qui m’a accompagnée de longues années. Quand, étudiante, je suis partie à Aix-en-Provence, je n’avais pas les moyens de m’acheter des livres et la première chose que j’ai faîte a été de m’inscrire à la bibliothèque municipale. C’est là que j’ai découvert tous ses livres.  Progressivement, je les ai rachetés chez des libraires d’occasion et ils m’ont suivie dans tous mes déménagements jusqu’à aujourd’hui. J’ai toujours le Détruire dit-elle, qui était sorti en 1969 chez 10/18. Je serais incapable de raconter en détail chacun de ces livres mais ce sont des moments de lecture dont je n’arrivais pas à émerger. Elle ne cesse de décliner, d’écrire et de réécrire la perte, l’abandon, le mort, l’amour, la souffrance. Claude Roy parlait pour Moderato Cantabile d’émotion, de sensibilité d’un murmure savamment réprimé d’une plainte vraiment belle et tout à fait déchirante. Je me souviens qu’en lisant La Douleur, j’ai été obligée à plusieurs reprises de fermer le livre sous peine d’être submergée.

Comment avez-vous composé ce livre noir d’une immense délicatesse ? Quels en sont les principes structurants ? Est-ce l’ouvrage d’une insomniaque tâtonnant dans la nuit ?

Les images qui composent ce livre sont issues d’une série élaborée lors d’une Masterclass à l’agence VU’ avec Bruno Boudjedal et Martine Ravache. Elle avait pour thème l’Insomnie, insomnies qui m’ont pratiquement accompagnée toute ma vie. Etre éveillée ou réveillée pendant la nuit procure des états qui vont du meilleur au pire. Une partie de mes articles ou livres sociologiques se sont élaborés au creux d’un sommeil absent et des réponses à des questionnements s’y sont dessinées. Mais la face sombre de l’insomnie n’est jamais très loin et la nuit devient alors le creuset de toutes les angoisses, les deuils et les doutes que seule la pâle lumière du jour parvient à dissiper. Je souhaitais que ce livre évoque la palette d’émotions qui peuvent traverser ces moments de non-sommeil.

Dormir dit-elle est-il une capture de monstres ?

Dormir dit-elle n’est pas une capture de monstres mais la plus grande mise à distance possible avec ces monstres. Je ne cherche pas à jouer avec mes démons mais à vivre avec eux sans qu’ils ne m’envahissent trop.

Comment travaillez-vous vos tirages ?

Dans un premier temps, je sélectionne un certain nombre d’images et je réalise des tirages en noir et blanc. Dans un second temps, qui peut aller de quelques jours à quelques mois, je choisis la palette de couleur que je vais y associer et retravaille à la peinture à l’huile sur les tirages. Pour Insomnie le noir s’est imposé. Le désir de peindre mes photos est très ancien, il date des années 1980, le jour où j’ai découvert les images du photographe tchèque Jan Saudek et plus précisément de sa photographie d’un adolescent assis sur un passage à niveau au moment du passage d’un train à vapeur. J’ai fait de nombreux essais, à l’encre, l’acrylique, pour finalement m’arrêter sur la peinture à l’huile dont j’aimais la matière, l’odeur et le rendu.

Comment êtes-vous venue à la photographie ?

A 16 ans, j’ai vendu tous les chiots de la chienne de mes parents pour acheter mon premier appareil d’occasion, un zorki, mais c’est de l’histoire ancienne. Je ne me suis centrée sur la photographie d’art que depuis une dizaine d’années. J’ai toujours aimé apprendre de mes aînés, notamment en sociologie. Aujourd’hui, j’ai toujours autant envie d’apprendre mais vu mon âge ce sont des personnes de ma génération ou plus jeunes qui m’apportent ce qui me manque ou favorisent des déclics pour avancer.  Je me sens très reconnaissante à l’égard des gens qui ont jalonné et jalonnent ce parcours, tant dans les opportunités d’exposer que pour les conseils qu’ils m’ont donnés. Parfois tout est là mais il manque ce petit quelque chose pour faire aboutir le travail. Cela peut être de l’ordre de l’editing, de la confiance en soi ou des matériaux utilisés. A ce titre, lorsque j’ai intégré l’Agence Révélateur il y a deux ans, j’ai eu la sensation de trouver un collectif dont la dynamique correspondait à ce que j’attendais en matière d’échanges.

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© Irène Jonas

Vous avez exposé lors de Fotofever vos tirages colorisés à la peinture à l’huile. S’agit-il ainsi d’opérer une sorte de quête mémorielle à la fois très douce et voluptueuse ?

Les photos présentées à Fotofever ont une histoire un peu particulière. En 1991, je suis partie à Moscou sur les traces de mon père, exilé russe, sans vraiment réaliser que j’assistais en même temps à la fin de l’URSS. Je travaillais au Leica et bien entendu à cette époque-là en argentique. J’ai réalisé quelques tirages à mon retour, fais quelques essais de peinture pour finalement laisser dormir ces négatifs pendant une vingtaine d’années. Il aura fallu que l’on m’offre un scanner pour négatifs et le premier prix de la Fotomasterclass pour que ces photographies aient une seconde vie. La rencontre avec Flore et Sylvie Hugues a été déterminante pour le traitement final de ces images.

Vous préparez un livre sur l’approche de la mort en photographie contemporaine. Pouvez-vous le déplier quelque peu ?

Lors d’un premier ouvrage sociologique sur la photo de famille, j’avais déjà abordé la question de la photographie post-mortem si « normale » à la fin du XIXe et au début du XXe siècle mais aujourd’hui disparue. Puis Julie Corteville qui était conservatrice du Musée Français de la photographie m’a demandé d’écrire un texte sur la collection d’images post-mortem du Musée. La force du silence qui existe autour de la mort depuis les années 50 (je ne parle pas là des images de guerre mais de la mort banale et quotidienne) m’a donné envie de savoir si des photographes avaient cherché à transgresser ce tabou en faisant œuvre autour du deuil, de la mort, de leurs morts. Il s’en est suivi une recherche et des entretiens, tant avec des personnes qui ne sont pas photographes qu’avec des photographes, autour des pratiques photographiques plus ou moins cachées, plus ou moins bien vécues lors de décès.

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© Irène Jonas

Comment conciliez-vous votre travail de sociologue et les exigences de la photographie d’art ? 

Puisque vous évoquez la conciliation, je ne peux m’empêcher d’évoquer en premier lieu la difficile conciliation à laquelle est confrontée une majorité de femmes photographes  [Irène Jonas fait partie de l’Association Femmes PHOTOgraphes] entre travail rémunérateur, travail artistique et vie familiale. Sans parler d’un marché de l’art en photographie qui reste majoritairement masculin en termes de visibilité. Mais pour répondre plus précisément à cette question, pendant longtemps, je n’ai pas réussi à concilier les deux. J’intégrais une photographie plus documentaire à des recherches sociologiques et tâtonnais sans vraiment aboutir dans une démarche plus plasticienne. Il a fallu le choc qu’a été le suicide de mon frère pour que progressivement se reconstruise une nouvelle vie davantage centrée sur la photographie d’art. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à réfléchir avec d‘autres chercheurs en sociologie visuelle sur la ou les façons d’utiliser la photographie en sociologie sans qu’elle ne soit qu’une simple illustration.

Des expositions sont-elles prévues ?

Une exposition est prévue à Langueux tout l’été sur mes photographies en noir et blanc et peintes de la vie des plages bretonnes. D’autres projets sont en attente mais rien n’est encore sûr.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Couverture

Irène Jonas, Dormir dit-elle, textes d’Irène Jonas et de Fernando Pessoa/Alvaro de Campos, Arnaud Bizalion Editeur, 2018

Arnaud Bizalion Editeur

Irène Jonas

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