
Un bonheur arrivant rarement seul (Dévotion, de Patti Smith chez Gallimard – critique à venir), je découvre aujourd’hui The early years, d’Annie Leibovitz, soit le premier volume d’une publication au long cours de ses archives, ici consacré aux années 1970-1983.
Ce sont des travaux de jeunesse, qui n’ont pas pris une ride, tant ils sont marqués du double sceau de l’époque et de l’atemporalité que lui confère l’art déjà abouti.
En couverture – épaisse, cartonnée – des images de la série Driving, portraits de grands vivants, d’artistes majeurs, au volant de leur voiture, ou dans la position souveraine du passager d’importance : Wim Wenders, Tommy Lee Jones, Martin Sheen, Norman Mailer, Tom Wolfe, Hunter S. Thompson, Tina Turner, Jane Fonda, Roman Polanski, Margaux Hemingway, Maria Schneider…

C’était ça l’Amérique des années 1970, c’est cela les Etats-Unis à travers le temps, un vent de liberté s’arrachant au meurtre primitif, des corps que le désir inspire, une façon d’entrer dans le monde avec un degré d’incarnation difficilement imaginable aujourd’hui où la publicité a dévoré et refaçonné entièrement à son image la réalité.
On ne joue plus de nos jours avec l’image avec autant d’allégresse, on la subit, la déconstruit, la perfore de dispositifs divers pour tenter de se désenvoûter, mais on n’en jouit plus aussi innocemment qu’alors, quand Mick Jagger chantait Satisfaction.
Pour bien situer ce qu’était cet alors intense, dramatique et fabuleux, à partir duquel la photographe construisait son œuvre, le lecteur peut se reporter aux notices chronologiques très éclairantes se trouvant à la fin de l’ouvrage.

Impossible de tout résumer, il faudrait en recopier l’intégralité, tant ces années-là sont riches d’événements historiques et de gestes de liberté.
1967 (Annie Leibovitz a dix-sept ans) : Summer of Love à San Francisco (quartier de Haight-Ashbury) ; Monterey Pop Festival où jouent The Who, Otis Redding, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jefferson Airplane, The Grateful Dead ; émeutes raciales, notamment à Détroit (voir mon article récent sur l’exposition ayant lieu au Pavillon populaire de Montpellier, I am a Man) ; 485 000 Américains engagés dans la guerre du Vietnam.
1968 : assassinats de Martin Luther King en avril, puis en juin de Robert Kennedy ; publication du livre de photographie de Danny Lyon The Bikeriders ; Richard Nixon élu Président de la République.
1969 (Annie Leibovitz part travailler en Israël dans un kibboutz) : émeutes à l’université de Berkeley et à Stonewall ; Easy Rider, de Dennis Hopper, avec Peter Fonda ; Neil Amstrong premier homme à marcher sur la lune ; meurtre de Sharon Tate, enceinte de Roman Polanski, par des adorateurs de Manson : « Dans l’imagerie populaire, ces meurtres deviennent la face noire du phénomène hippie. » ; plus de 9400 Américains tués au Vietnam.
1970 (le magazine Rolling Stone commande à la photographe un portrait de Grace Slick, chanteuse leader de Jefferson Airplane pour sa une) : Jimi Hendrix meurt à Londres d’une overdose de somnifères, et Janis Joplin à Los Angeles d’une overdose d’héroïne ; parution de Diary of a Century, de Jacques Henri Lartigue ; manifestations régulières sur les campus.

Les dates défilent ainsi jusque 1984, c’est passionnant, il faut prendre le temps de tout lire, et d’essayer de retenir les événements. On sait tout, on ne sait rien, la mémoire est un muscle.
The early years n’est pas que le catalogue d’une exposition ayant eu lieu en Arles, mais aussi un objet de recherche, tentant notamment de déterminer les premières influences photographiques de la star américaine, entre Robert Frank, Henri Cartier-Bresson, Dorothea Lange, Atget, et « çà et là des échos, conscients ou non, d’August Sander, de Brassaï, de Man Ray ou de Bill Brandt » (Luc Sante) : « Attirée par un groupe de photographes qui avaient pour habitude de saisir des sujets peu conventionnels, Leibovitz, écrit Matthieu Humery, directeur du Programme d’Archives Vivantes de la Fondation LUMA, a rapidement développé un sens aigu de l’à-propos et de la personnalité, tout en variant les registres de la proximité physique et psychologique. »
Annie Leibovitz : « Les voyages en voiture furent au cœur de mon travail pendant ces premières années à Rolling Stone. C’était un peu la continuation de mon enfance. Voir le monde à travers la vitre d’une voiture était quelque chose que j’avais déjà fait toute ma vie. Je suis partie en voiture plusieurs fois avec Hunter S. Thompson, bien qu’il n’aimât pas spécialement avoir quelqu’un à ses côtés pendant qu’il travaillait. Hunter était un personnage charismatique. Tout le monde, moi compris, l’adorait. Il trouvait ses histoires en s’asseyant dans des bars et en bavardant avec des gens qui ne voyaient pas qu’il était en train de faire son travail de reporter. »

Pendant treize ans, Annie Leibovitz fut la photographe phare de Rolling Stone, avant de rejoindre Vanity Fair en 1983, occupant bientôt/déjà une place centrale dans le champ de la photographie.
Capable de s’adapter à son sujet, d’être au bon endroit au bon moment, et de faire preuve d’une très grande inventivité dans la mise en scène de ses sujets et de ses cadrages, la photographe possède le don de révéler en chacun sa part de singularité.
Il y a chez elle de la drôlerie, une malice s’exerçant au contact de l’Histoire en train de se faire, un sens du témoignage non dénué d’une farouche volonté d’indépendance.
Matraque en main, les forces anti-émeutes de San Francisco qu’elle photographie sont saisies dans leur tendresse d’hommes, et l’on songe alors aux polaroïds de policiers posant pour elle avec fierté.

Une image de John Lennon côtoie celle d’un repas de Noël dans une prison californienne, tout est bien, tout est du côté de la vie.
Il y a des bébés, des complicités de couples (David Harris et Joan Baez), de la musique, des joints, des hommes et femmes en luttes, d’immenses artistes saisis dans leur intimité (Tennessee Williams, Roman Polanski).
Les photographies d’Annie Leibovitz construisent l’histoire d’une Amérique turbulente, éclatante de jeunesse, de démesure, de folie.
Aucun doute, le centre du monde est là, c’est un bouillonnement de désirs.
Patti Smith court en riant, Deborah Harry porte une culotte de tentation, Lennon nu accroché à Yoko Ono ressemble à un bébé Gainsbourg.
On peut attendre de l’art bien des choses, mais quand il nous insuffle autant d’énergie que celui de la jeune Annie Leibovitz, on ne doute plus un instant des chemins de vérité.
Décidément, les amis de la mort ne nous rattraperont pas.
Annie Leibovitz, The early years, 1970-1983, textes de Maja Hoffmann, Matthieu Humery, Annie Leibovtiz, Luc Sante, Jann Wenner, LUMA Foundation / Taschen, 2018