Manet, dans l’étendue du Temps, par Marc Pautrel, écrivain

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Marc Pautrel est un portraitiste de grand talent.

Après ceux du cinéaste Ozu (2015), de Blaise Pascal (2016) et de Jean-Siméon Chardin (2017), voici le portrait de Manet par-delà la mort, par-delà les massacres du 4 décembre 1851 et le fleuve de sang de la Commune de Paris.

La société est assassine, qui connaît les moyens d’étouffer votre désir de révolte, brutalement, ou subtilement.

L’existence des Justes est jalonnée de pièges à loup, maintenir au plus haut degré sa sensibilité relève de l’héroïsme.

Ainsi le peintre sublime de l’art moderne – il l’est chaque fois qu’un artiste réoriente le cours du temps -, échappant dans les rues de Paris à la soldatesque, et choisissant toujours la voie de la vie.

Le chapitre 1 du Peuple de Manet, très réussi, est une charge de cavalerie saisissante, la mort sabre au clair. La terreur règne dans les rues de la capitale, et l’on ne sait pas très bien s’il s’agit d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.

« Manet comprend qu’en France, et quelle que soir l’époque, les forces de l’ordre obéissent aveuglément au gouvernement, et quand ce pouvoir devient fou, les forces de l’ordre à leur tour deviennent folles. Massacrer, tuer, ou simplement mutiler pour l’exemple, pour faire peur, faire taire, forcer la population, les jeunes, les pères et les mères de famille, les anciens, à garder le silence, se taire et subir, et tout accepter, vivre dans la terreur. »

Au Cameroun, en Indochine, en Algérie, la France sait maintenir l’ordre, son industrie des armes est florissante, sa science de la répression respectée par tous les potentats.

J’ai du mal entendre : vous avez dit torture ?

Manet n’est pas au garde-à-vous, il a dix-neuf ans, et prend la décision de mener sa propre guerre de l’intérieur de son atelier.

Rien n’est plus important que de s’occuper d’une fleur, d’un visage, d’une étoffe.

« Il a vu les morts, il va montrer les vivants, il n’a pas pu sauver ceux-là, il va rendre éternels les autres, tous les corps glorieux qu’il croisera, les humains et leurs visages, parfois même les perroquets ou les chiens, et jusqu’aux fleurs, les pivoines, les roses, l’hibiscus dans les cheveux d’une femme offerte, les violettes, les lilas, les tulipes, les œillets et les clématites dans leurs vases de cristal. La vraie vie vécue dans l’entendue du Temps. »

Il est génial, chacun comprend vite qu’il est le plus grand : voilà pourquoi on le raille, on tente de l’humilier, on le jalouse.

Son Olympia, femme couchée nue dans sa belle indifférence, est une fracture, une provocation, un attentat.

Rien n’est plus important que de savoir peindre une femme, c’est-à-dire la mort au travail dans la matrice de la vie.

Baudelaire le loue, Mallarmé l’admire, les bourgeois commencent par le fuir, avant de chercher à l’acheter à prix d’or – la France moisie est impayable.

Il reste intransigeant, mais l’argent n’est pas un problème, il peut l’accepter.

Les grandes toiles se succèdent – Lola de Valence, Jeune femme en costume de toréador, Le Déjeuner sur l’herbe, L’Exécution de Maximilien -, faisant éclater la vérité.

Lui : « Faire vrai, laisser dire ».

Marc Pautrel possède l’art du tableau vivant, de l’hypotypose (Paris assiégée par les Prussiens, Manet soldat, la mort atroce du peintre, jambe nécrosée puis coupée) à l’ekphrasis (la seconde partie de son livre, qui est une succession de description de tableaux, peut-être comme un défi lancé à l’écriture, mais surtout comme des preuves d’amour).

Ses scènes s’enchaînent avec vivacité, on fuit en Espagne avec lui, on regarde avec lui les Vélasquez du Prado, on est un taureau dans l’arène, on est un corps sacré.

L’écrivain a beaucoup lu, beaucoup médité, relevé des moments étonnants, peu connus : la mort par pendaison d’un petit commis aimant trop l’alcool dans l’atelier du peintre, la vision d’une bataille navale dans le port de Cherbourg entre deux navires américains au moment de la guerre de Sécession.

Son charme est certain, les femmes sont immédiatement séduites (son épouse Suzanne, pianiste hollandaise, la jeune Victorine Meurent, Berthe Morisot, des modèles), son pinceau est libertin : peindre, c’est posséder, jouir en solitaire, puis offrir à tous sa joie.

Manet a beaucoup souffert avant de mourir, mais son peuple est là, qui le veille, et les jeunes gens du futur, ceux qui savent aimer, ceux en qui la pensée de calcul n’aura pas totalement éteint la beauté : une nymphe, un enfant à l’épée, une demoiselle en costume d’espada, une chanteuse de rue, un acteur, une joueuse de guitare.

Description de la toile En bateau (1874) : « Il est là où il doit être, c’est sa place, il n’a pas le moindre doute. Il se sait nécessaire, il est celui dont son corps a besoin, celui qui a attendu si longtemps sa propre venue. Il se tient près de la femme qu’il aime, singulière sensation. Il découvre l’amour, il découvre un état d’être inédit pour lui, un mélange de peur et d’ivresse sans limites, il hérite soudain d’un pouvoir absolu sur le monde, de la maîtrise de toute chose en tout lieu et tout temps. Il devient le roi de la Création, il devient le Créateur lui-même. »

Ainsi l’écrivain à sa table de travail correspondant à celui qu’il devait être.

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Marc Pautrel, Le peuple de Manet, Gallimard, L’Infini, 2021, 178 pages

Site officiel de Marc Pautrel

Marc Pautrel – site Gallimard

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