©Stephan Zaubitzer
J’ai retrouvé grâce à Stephan Zaubitzer la salle de cinéma de Sfax (Tunisie), où j’avais vu, lors d’une séance tendue par le désir des spectateurs masculins, le film La Chair (1991), de Marco Ferreri, dont voici le synopsis : « Paolo est un employé municipal, qui travaille pendant son temps libre au piano-bar d’un local. Il est divorcé et a deux enfants. Dans la boîte de nuit de son ami Nicola, il fait la connaissance de Francesca. Elle sort d’une relation avec un gourou indien, elle vient d’avorter et est seule. Ils s’enferment dans sa maison de bord de mer où ils mangent et font l’amour. Quand la femme annonce son départ, il la tue, la découpe en morceaux et la conserve dans le réfrigérateur pour s’en nourrir. »
Un film sulfureux, une actrice principale, Francesca Dellera, aux formes plantureuses, et un public surchauffé par les situations scabreuses, riant, crachant, fumant négligemment.
©Stephan Zaubitzer
Le cinéma l’ABC était en feu, et je devais être là quelque part, en short et baskets, aussi ahuri que l’ensemble des spectateurs.
Fruit d’un travail minutieux mené sur une vingtaine d’années par le photographe Stephan Zaubitzer, Cinés Méditerranée est un livre formidable sur les salles de cinéma, en activité ou non, de cinq pays du bassin méditerranéen, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte et le Liban.
Nous sommes à Tanger, Tétouan, Oran, Sousse, Alexandrie, Tripoli, et dans maintes autres villes où la salle de cinéma, souvent grandiose comme un temple profane, symbolise un espace permettant de s’échapper par la rêverie filmique d’un quotidien très corseté moralement.
©Stephan Zaubitzer
Pourquoi ce besoin de films, de salles obscures, de fictions regardées ensemble ?
La vieille catharsis peut être convoquée, la purgation des passions n’est pas qu’une histoire antique.
Photographiées à la chambre, ces salles souvent mythiques semblent aujourd’hui en voie de disparition, les pratiques solitaires se substituant aux rassemblements payants, Stephan Zaubitzer réalisant par son œuvre de grande ampleur un véritable travail de mémoire et d’archivage.
©Stephan Zaubitzer
Oui, nous avons été ces enfants impatients de voir un film vanté par la publicité ou les copains, ces adultes cherchant la clandestinité dans le noir, ces vieillards ayant besoin de se reposer les jambes et de ne plus souffrir de la chaleur.
« Sur la façade du cinéma El Ouancharis d’Alger, précise Alain Bergala qui signe la préface, ornée de deux cartouches et d’un bas-relief représentant une danaïde néogrecque, deux détails énigmatiques s’imposent au regardeur. Le premier est historique : ce cinéma a été construit par les Italiens dans les années 1930 et l’on peut encore y voir, sur le cartouche de droite, le faisceau de licteur et la hache dont Mussolini avait fait le symbole du fascisme, étrangement resté en place après l’indépendance de l’Algérie. Le deuxième détail, plus aléatoire et fugitif, relève de ce que Roland Barthes appelait le punctum : i, peu de linge rouge étendu sur cette façade de prestige qui n’a pourtant rien d’un immeuble ordinaire d’habitation. »
©Stephan Zaubitzer
Photographiant des lieux de spectacle, Stephan Zaubitzer observe en effet des pans d’histoire, des goûts culturels, des pratiques collectives.
On remarque la récurrence du style Art déco pour des salles ayant été construites au début du XXe siècle lors de l’expansion coloniale.
Imposer une idéologie, une vision du monde, une Weltanschauung, tel n’est-il pas également le moteur secret du cinéma comme objet de propagande, gagnant les esprits avant de contraindre les corps ?
©Stephan Zaubitzer
Des personnages apparaissent parfois, ou des silhouettes, mais comme écrasés par la magnificence, même décatie, des structures de projection.
Certains cinémas sont devenus des magasins, un espace de sport, un centre commercial, un parking.
La guerre a pu les toucher, ou simplement la déroute économique.

Au cinéma Le Hoggar, l’affiche du film Hercule et la reine de Lydie accueille depuis 1959 les spectateurs oranais.
Le Lynx, situé à Casablanca, était, confie le photographe, « mon cinéma préféré. Il projetait des films arabes et des films dits classiques et avait une capacité de mille deux cents places assises. Il n’a hélas pas survécu à la pandémie. »
Des affiches de films américains ou égyptiens, des néons, des distributeurs de boissons, des bacs remplis de glaces, des entrées souvent monumentales, l’esthétique de la salle de cinéma est un art, une surprise, une promesse de bonheur, une construction d’illusion.

Des rideaux, des voûtes, des courbes, un décorum valant bulle de protection.
On entre au cinéma comme on franchit le Rubicon, ou le seuil d’un très beau rêve.
Les ruines, certes splendides comme des palais siciliens abandonnés, désolent, on reconstruira au mieux un complexe cinématographique high-tech, mais le peuple y gagnera-t-il face à la rationalisation des logiques commerciales ?

Point de focalisation d’une ville, le cinéma est d’abord un territoire libre, offert à la vie des émotions, à leurs secrets, à leur libération.
Quels sont aujourd’hui, chers spectateurs, les formes de votre désir ?

Que voyez-vous sur l’écran blanc ?
Quel degré de confort êtes-vous prêt à accepter pour participer au grand embarquement ?
Dans son patient inventaire des cinémas méditerranéens disparus, menacés, rénovés ou flambant neufs, Stephan Zaubitzer s’est mis en quête des aventures d’une aura persistante malgré tout, et se confondant avec le XXe siècle.
Stephan Zaubitzer, Cinés Méditerranée, texte en français et en arabe d’Alain Bergala, Building Books, 2021, 130 pages
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©Stephan Zaubitzer
Adoré votre article.
Retour en enfance, sur mes propres séances de cinéma.
Le velours des sièges, l’odeur des friandises et surtout du pop-corn, son bruit dans l’obscurité,…
Tout ces souvenirs.
Des lieux magiques.
Miss G
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