Duras intime, lettre à Michelle Porte, réalisatrice et amie

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India Song, 1975, Marguerite Duras

« Le temps a pris la forme de l’espace » (Proust, Contre Sainte-Beuve)

Auteure de deux films consacrés à Marguerite Duras (1914-1996), Les Lieux de Marguerite Duras (1976) et Savannah Bay, c’est toi (1984), Michelle Porte fut pendant trente ans (1966-1996) l’une de ses grandes amies, adaptant au cinéma en 2004 pour son premier long métrage le roman L’Après-midi de Monsieur Andesmas, avec Michel Bouquet et Miou-Miou.

Sont publiées aujourd’hui chez Gallimard les lettres envoyées, entre 1969 et 1989, par l’écrivain à son amie réalisatrice – d’autant plus rares que Duras préférait les longues conversations téléphoniques -, accompagnées des souvenirs de leur destinataire (entretiens menés par Joëlle Pagès-Pindon, qui préface et annote de façon très précise ce volume), ainsi que de la reprise de deux conversations de Michelle Porte avec Duras, autour d’India Song bis (1976), film qui deviendra Son nom de Venise dans Calcutta désert, et du film Savannah Bay, c’est toi, à l’occasion des répétitions en 1983, en présence de Yann Andréa, de la pièce Savannah Bay au Théâtre du Rond-Point, jouée notamment par Bulle Ogier et Madeleine Renaud, considérée comme sa « mère de théâtre ».

Ayant rencontré Duras sur le tournage de La Musica, avant de devenir assistante sur Détruire, dit-elle (1969), le premier film que Duras réalisa seule (sa filmographie, encore à découvrir/analyser, en compte dix-neuf), la compagne de la sculptrice Marie-Pierre Thiébaut installée à Gordes, dans le Vaucluse, a très vite compris que pour l’écrivain les lieux qu’elle habitait (Neauphle-le-Château, la résidence des Roches Noires à Trouville) étaient tout à la fois mémoire et territoires d’une fiction ininterrompue dans la coprésence imaginaire de ses personnages, ses films pouvant être considérés comme une façon de faire entendre autrement sa voix – de la mettre en tension ou complémentarité avec l’image -, dans une dimension à la fois flottante et incisive.

Ces Lettre retrouvées permettent d’entendre la parole vivante d’une femme aussi concrète que mystérieuse, ou mentale, de la suivre dans ses déplacements, par exemple à New York où ses films étaient régulièrement montrés, et le cercle de ses proches, son fils Jean Mascolo, dit Outa – qui « veut toujours foutre le camp » -, Dionys Mascolo et sa compagne Solange, Yann Andréa, Sonia Orwell (épouse de George Orwell), Edgar Morin, et d’autres, une lettre faisant même mention de la mort de son frère Pierre Donnadieu (lire L’Amant) qu’elle avait expulsé de sa vie. 

On trouvera en outre dans cet ouvrage très dense des photographies, et deux lettres de Duras à l’écrivaine Brigitte Favresse, amie de Michelle Porte, dont elle admirait les livres La Lise et Paris-Plage.

En lisant ces lettres, il ne s’agit pas d’évaluer les qualités ou défauts supposés d’une femme exceptionnelle, mais de construire d’elle un portrait plus riche que nos représentations habituelles, plus mouvant et plus complexe.

Apparaît une femme curieuse des autres, aussi attentive que parfois froide ou indifférente, refusant d’être redevable (les cadeaux sont vécus comme des pièges affectifs), mal-aimée par sa mère endeuillée à vie par la mort d’un de ses fils – elle l’appelait « ma petite misère », lui préférant son frère aîné plus « voyou » -, ayant peur du silence comme de la mort, et ayant un rapport à l’argent très singulier.

Une femme donnant tout, et pouvant tout retirer, enthousiaste et retranchée, fantasque et inébranlable dans ses décisions.

Une femme tranchante écrivant à son ami à l’occasion de la sélection de son film Nathalie Granger à Venise (1972) : « ces malfaiteurs, les journalistes. »

Une femme aimant aussi beaucoup les jeux de mots évoquant par exemple ses chambres de bonnes louées pour ses « tchèques (sans provision) », ou la compagne de son ex-mari (Solange) « tricostérile ».

« Elle avait, révèle Michelle Porte, quelque chose de très particulier au téléphone. C’était dans sa manière d’écrire et de parler aussi, mais c’est quand même plus évident au téléphone : il y avait des blancs – de grands blancs. Elle ne parlait plus, il se passait presque cinq minutes ; je ne raccrochais pas, parce que je savais qu’elle était là ; il ne fallait pas raccrocher, je savais que ce n’était pas fini, elle revenait ou alors ça revenait sur autre chose, tu vois. Ah oui, on se téléphonait beaucoup ! Et puis des heures durant ! »

Dans une lettre datée du 20 novembre 1973 : « Je croyais ne plus aimer écrire et cet été j’ai écrit pendant trois mois comme une dingue, le cinéma ne comptait plus. (…) Je n’ai plus de mensualités de Gallimard pour le moment, j’ai des problèmes d’argent (à force de faire du cinéma invendable) et je ne sais pas si je pourrai continuer à tout payer à Neauphle. On verra. »

Le 6 octobre 1975 : « New York toujours aussi fabuleux, mais tout est cassé, les rues sont défoncées, rien ne se répare plus, les immeubles s’effritent. – Plus que des Noirs et des Porto-ricains dans les rues, le dimanche. Les Blancs sont « out », à Long Island. Mon film [India Song] passe cet après-midi. Je n’attends aucune consécration américaine, alors je m’en fous. »

A propos de Yann Lemée, dit Yann Andréa, entré dans la vie de Marguerite Duras à la fin de l’été 1980, et qui sera le compagnon de ses seize dernières années, son arrivée, précise Joëlle Pagès-Pindon, inaugurant « pour l’écrivaine une relance de l’écriture, autour du mythe de la passion tragique : passion incestueuse entre un frère et une sœur (Agathe) ; passion scandaleuse entre une jeune Blanche et un Chinois (L’Amant) ; passion invivable entre une femme et un homosexuel (La Maladie de la mort, Les Yeux bleus cheveux noirs, Yann Andréa Steiner) : « C’est impossible de vivre avec un pédéraste, c’est atroce – et il est charmant – parce que la pédérastie s’ignore, l’altérité, elle ne sait pas le sens du mot, et la souffrance non plus. »

Michelle Porte de commenter : « Très curieux couple ! J’ai toujours pensé qu’il avait en lui quelque chose de pas construit, de malléable. C’était un peu comme si tu avais donné à Marguerite une boule de pâte à modeler. C’était son personnage, sa créature, ça c’est sûr ! » (voir le film de Claire Simon, Vous ne désirez que moi, tiré de ses entretiens avec Michèle Manceaux publiés de façon posthume en 2016 dans le volume Je voudrais parler de Duras, aux Editions Pauvert)

Marguerite Duras a parfois des fulgurances accompagnées de rappels à l’ordre : « je ne crois qu’au travail personnel dans le domaine de toutes les disciplines dites de création. Ne pas y croire me paraît d’une aberration déjà périmée : c’est exactement sur le point de l’élaboration collective que mai 68 – du fait qu’il en a prolongé la pratique après la période très courte de la « révolution » – a définitivement vieilli. » (9 septembre 1983)

Dans un entretien autour d’India Song bis (1976) : « Les choses importantes dans l’enfance, vous savez, les grands traumatismes, on ne les sent pas. »

Telle est la quête même de la littérature : révéler, réveiller, dire l’impossible.

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Marguerite Duras, Michelle Porte, Lettres retrouvées (1969-1989), édition préfacée et annotée par Joëlle Pagès-Pindon, Gallimard, 2022, 206 pages

Marguerite Duras – site Gallimard

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Lire aussi, de Colette Fellous, Le petit foulard de Marguerite D., Gallimard, 2022 (ouvrage chroniqué récemment dans L’Intervalle)

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