©Manuela Marques
Sensible à ce qui souterrainement agite la surface des choses, comme à ce qui fait trembler la psyché, Manuela Marques est une artiste des failles, des tensions sismiques, des forces invisibles.
A l’occasion d’une triple exposition au Domaine de Kerguéhennec (Morbihan), au MuMA (Le Havre) et au Museu Nacional de Arte Contemporanea do Chiado (Lisbonne) véritablement construite comme un polyptyque dont les panneaux se trouvent dispersés tout en restant intensément reliés (les œuvres dialogues, des ondes se propagent, des résonnances ont lieu), l’artiste portugaise a questionné la notion de tellurisme.
S’étant rendue entre 2017 et 2021 en résidence dans l’archipel des Açores à l’invitation de la galerie Fonseca Macedo, Manuela Marques a découvert un territoire profondément marqué par l’activité volcanique, un espace où tout peut basculer très vite, un sol apparemment stable mais essentiellement friable.
©Manuela Marques
Il y a des plantes luxuriantes, une atmosphère de matin du monde, des lumières exceptionnelles, et pourtant les fumerolles désignent un danger, une forme d’intranquillité permanente, un bouillonnement intérieur pouvant mener à d’incontrôlables explosions.
Le vent pousse les nuages souvent sublimes à vive allure, la vie paraissant si belle est d’une grande précarité, tout peut s’arrêter d’un instant à l’autre, et les scientifiques enregistrant les secousses terrestres à l’Observatorio Afonso Chaves de Ponta Delgada ne peuvent être d’un grand secours.
Une monographie de toute beauté, publiée par les Editions Loco, reprend en les associant pour les réinventer l’ensemble des travaux de l’auteure de Et le bleu du ciel dans l’ombre (article publié le 26 février 2019 dans L’Intervalle) dispersés dans les trois sites.
©Manuela Marques
Il s’agit de trois cahiers indépendants se présentant dans une boite cartonnée, des images des œuvres sans commentaire – parfois recadrées, il n’est pas question d’être servile, mais d’inventer la forme qui convient à chaque nouvel objet, exposition ou livre -, un index, un cahier comprenant des textes, écrits par Léa Bismuth et Emilia Tavares.
Des mains que la lumière transfigure s’élancent dans l’azur comme pour le tamiser, une irruption a lieu quelque part dans l’archipel, mais c’est peut-être une mise en scène, la lune se reflète dans un cours d’eau donnant le sentiment d’être composé de gemmes.
Tout consonne, concorde, s’appelle.
©Manuela Marques
Les océans et les cieux, le minéral et l’aquatique, le gazeux et le végétal/animal.
Pas de hiérarchie, pas de séparation, mais une unité étrange et superbe dont l’art peut témoigner – Manuela Marques rejouant en outre l’histoire de la photographie par la logique même de son regard multiple, entre tentatives de captation réaliste, utilisation scientifique du médium et explorations expérimentales.
« C’est cette relation complexe et disruptive, écrit très justement Emilia Tavares, au sein de l’image photographique, entre perception cognitive et esthétique, entre empirisme et connaissance, que nous reconnaissons dans le travail de Manuela Marques. En effet, dans sa conception du paysage coexistent un grand nombre d’interrogations historiques sur la nature explicative et transcendante de l’image photographique. »
©Manuela Marques
Observant le grand dehors, Manuela Marques a construit un espace intérieur, un lieu intime, une sorte de chaosmos organique (Kenneth White) envoyant dinguer toute prétention de grandeur et de mesure.
Il y a bien sûr des prélèvements, des carottages, des points de focalisation, des captations lumineuses, et une façon de rendre compte des vibrations infimes ou amples de l’environnement naturel, mais il y a davantage encore qu’un relevé de pièces, d’indices, de marques.
Il y a le mystère d’être au monde, l’aventure du génie des formes et des matières se rencontrant, l’énigme de ce qui persiste dans ce qui disparaît.
©Manuela Marques
En ouvrant l’Index, on peut lire, jetés sur la page comme des lignes brisées tracées par un sismographe, une gerbe de mots : Bombe, Conque, Dans l’œil du cyclone, En surface, Entrelac, Ephémère, Explosion, Extraction, Feu, Fusions, Ile, La mesure du soleil, Ligne de faille, Onde, Passage, Pétrification, Phénomène, Pleine lune, Point de fuite, Porteur, Porteuse, Record, Réfraction, Réplique, Sismique, Source, Storm, Surface sensible, Topographies, Vidéos.
Pas de doute, nous sommes ici du côté de l’archéopoétique, du langage comme des manifestations de la nature naturante.
Le caillou sur lequel on bute est peut-être un météore, ou l’irréductible présence d’une vie lointaine, presque chtonienne.
La surface est profondeur, la profondeur est surface, la lumière est une héraldique électromagnétique.
©Manuela Marques
Après avoir cité Gilles Deleuze, Edouard Glissant et Kenneth White, en appui de sa réflexion archipélique, voire archipélagique, Léa Bismuth se souvient de l’ascension de l’Etna entreprise par Georges Bataille et Colette Peignot en 1973, l’amenant, dit-elle, « à la découverte exorbitante d’un « cratère immense et sans fond », « une blessure béante », une « fêlure » de flammes et de cendres. »
Cette déchirure est la matrice d’un sexe féminin, explosif et créateur.
©Manuela Marques
Manuela Marques, Echoes of nature, textes (français/portugais/anglais) de Léa Bismuth et Emilia Tavares, direction éditoriale Eric Cez, création graphique Annelise Cochet, Camping sauvage, Editions Loco, 2022, 144 pages
Manuela Marques est représentée par la galerie Anne Barrault
Expositions Répliques au MuMA, du 5 mars au 8 mai 2022 – commissariat Annette Haudiquet ; Lignes de faille au Domaine de Kerghénnec, du 20 mars au 29 mai 2002 ; Echoes of Nature au MNAC, Museo Nacional De Arte Contemporanea do Chiado, du 7 octobre 2022 au 29 janvier 2023