« Dans les trois dernières années, les trois derniers mois, les trois dernières semaines de sa vie, Jean Eustache n’était pas le fantastique reclus halluciné, égaré en ses rêves, à jamais coupé du monde, mi-Howard Hughes, mi-Mabuse, que d’aucuns se plaisent à portraiturer. » (Sylvie Durastantià
Je voulais tout écrire de mes impressions consécutives à la lecture de Nous Deux roman-photo, ouvrage conseillé par Yannick Haenel, beau volume publié chez Tristram qui m’accompagnait récemment lors de multiples allers-retours entre La Ciotat et Aix-en-Provence.
Je le voulais, je le veux encore, mais la revue Noto m’a devancé, qui par la voie d’un entretien d’Emmanuel Abela avec Sylvie Durastanti, compagne de Jean Eustache pendant les dernières années de sa vie, offre une présentation riche de cet ouvrage hybride comportant deux grandes parties, la reprise d’abord de deux scénarios (à l’évidence des textes de littérature) écrits par l’auteure de Offre d’emploi (film tourné) pour le cinéaste, Un moment d’absence et Nous Deux roman-photo (films non réalisés), puis un essai intitulé Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, dont la fonction première est de rétablir un certain nombre de vérités sur la personne de Jean Eustache, objet depuis sa mort de tous les travestissements.
On a cru que Jean Eustache (1938-1981) s’était suicidé par désœuvrement ou manque de projets, mais rien n’est plus faux.
« La visée d’Un moment d’absence diffère foncièrement, écrit la scénariste, de celle de Nous Deux roman-photo, Un moment est une sorte d’exercice de style rédigé à partir d’un simple titre et des contraintes formelles d’un lieu de tournage. En ce sens, il est littéraire. Nous Deux répond à un autre type de demande, liée aux limites du cinéma d’auteur. Encore faut-il s’entendre sur la notion même : au-delà du refus de l’académisme « à la papa » et du film de genre qui est un produit manufacturé de divertissement du public, le film d’auteur se réduit-il à l’affichage d’obsessions thématiques et d’un style singulier, via la maîtrise du montage final ? Dès l’instant où le réalisateur se trouve aussi être le scénariste, grande est la tentation de sombrer dans une interprétation de l’œuvre plus ou moins autobiographique. Bien des gens qui ont vu (et bien des gens qui n’ont pas encore vu) La Maman et la putain abordent (ou aborderont) le film avec de telles œillères. Mais le personnage masculin n’est pas Eustache, et la part faite aux autres est très belle. Plus il a avancé dans son travail, plus Eustache s’est défié de l’impasse autobiographique entre autres, en contrecoup d’interprétations abusives ou naïves confondant l’auteur du film et son personnage masculin. S’adresser à d’autres, comme à moi par exemple, était une façon de s’en dégager. »
En choisissant Sylvie Durastanti comme scénariste, Jean Eustache cherchait donc un déplacement, une ouverture, une distance propice à l’invention, voire à la réinvention de lui-même.
« Au-delà de la dimension apparemment autobiographique de ses premiers films, le réalisateur de La Rosière de Pessac me semble relever davantage de l’archivage d’un moment du réel. »
Des scénarios ? Des textes très écrits – pas des douze pages comportant des situations, mots clés et points forts pour les hypothétiques financeurs -, donc libres, pouvant toucher intimement la liberté du lecteur-cinéaste, et de chacun.
Passée par la sémiologie et le séminaire de Julia Kristeva, intéressée par la mystique, préfacière du Livre des visions et instructions d’Angèle de Foligno, traductrice de William S. Burroughs, Virginia Woolf et de dizaines d’opéras (en anglais, italien, allemand), Sylvie Durastanti écrit magnifiquement à l’orée de Un moment d’absence : « Il a peur du jour quand il se lève. Aussi ne se lèvent-ils plus. Ni lui, qui reste perpétuellement couché pour faire si possible sa nuit de jour. Ni le jour aboli, qui ne se lève plus pour lui. Il a peur de la nuit quand elle tombe, aussi crée-t-il un jour artificiel avant. Il a peur du silence, aussi parle-t-il sans cesse. Qu’on lui réponde ou pas, qu’on l’écoute ou pas, il parle sans désemparer. A croire qu’il ne s’entend pas. D’ailleurs, il n’entend rien. »
On peut penser à L’homme qui dort, de Georges Perec, et plus généralement à ce thème classique de la gnose : nous sommes des somnambules et devons traverser le voile des apparences nous maintenant dans une illusion persistante, tout en faisant taire la petite voix ne cessant de commenter la moindre de nos actions.
« Une canne en épine d’Irlande, simple bâton d’un noir mat au pommeau blond vernissé, est appuyée contre l’embrasure de la porte. »
On songe à Antonin Artaud revenu du pays de Saint Patrick, et, lors d’autres passages, au Jean-Jacques Schuhl de Télex n°1.
« Toujours est-il qu’il dort. Lové dans une anfractuosité du temps, abrité de la naïveté d’imaginer que demain puisse différer d’hier ou d’aujourd’hui. Et dans les tourments du sommeil, il garde la placidité des clients emportés par un taxi, qui ne font rien, suspendus entre deux lieux géométriques, rien d’autre que se laisser transporter. Le temps est son taxi. Mais un autre temps. »
Il est probable qu’après les troubles causés sur ses proches par La Maman et la Putain où le cinéaste rejouait quelques-unes des lignes les plus fortes de sa vie intime, celui-ci ait souhaité avant tout se tourner vers le documentaire, en développant une stratégie d’« « évitement de la fiction ».
« Derrière la bifurcation, ou le retour au documentaire, analyse l’auteure-scénariste, derrière la désertion de la fiction dont le débordement, le retentissement auraient échappé à ses calculs – quand chez Eustache, peu de choses, fût-ce des intuitions créatrices foudroyantes de simplicité, échappaient à une concertation longuement mûrie -, il y avait encore autre chose : la volonté pure et simple de contrer la réduction de son cinéma à une œuvre aussi fétichisée que La Maman et la Putain. Contre cet enfermement dans une et une seule catégorie, j’ai vu pareillement se débattre pendant des années Jean-Daniel Pollet, qui se refusait à n’être que l’auteur de l’admirable Méditerranée. »
Pourtant avec Nous Deux roman-photo, continuité dialoguée de quatre-vingts pages sur une liaison intime, Jean Eustache prévoyait un film de fiction plus long que La Maman et la Putain (3h40), parce qu’il était d’abord un aventurier des formes refusant de se laisser enfermer dans les étiquettes qu’on lui accolait très facilement.
« Eustache n’était pas un prolétaire égaré à Montparnasse, poursuit la femme qui l’a aimé. S’il est une image qui le faisait vomir, et un rôle qu’il laissait à d’autres, ce sont ceux de « prolo de service du cinéma français ». (…) S’il est une chose qu’il ne fut jamais, c’est un être cafardeux. Il faut vraiment ne l’avoir approché que de la façon la plus superficielle pour croire qu’il était sombre. Ni foncièrement pessimiste, ni éternel insatisfait, il était tout simplement exigeant. »
Il était aussi un homme qui doutait et n’aimait pas parader, se posant régulièrement cette question : « Suis-je un cinéaste ? »
Beaucoup de gens l’ont décrit, dont Sylvie Durastanti fustige, dans un ton proche de celui de Guy Debord dans Cette mauvaise réputation, les propos mystificateurs.
« Alors, si vous n’étiez pas là, puisque vous n’étiez pas là, de quoi parlez-vous, sinon de vous-même ? Si vous ignorez tout des nuits passées au casino d’Enghien, et des retours dans l’aube blême, et des hivers nourris d’œufs au plat et de frites au Tabasco, et des veilles où l’on ne glisse dans le sommeil que pour se faire secouer et entendre : « Parle-moi, je m’ennuie… », et d’autres choses plus intimes encore, de quoi parlez-vous ? Sûrement pas de Jean Eustache. »
Sylvie Durastanti, Nous Deux roman-photo, direction éditoriale Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gaillot, Editions Tristram, 2022, 158 pages
Paraît de Sylvie Durastanti, également chez le même éditeur, un premier roman, Sans plus attendre, mais celui-ci je le garde pour ma rentrée littéraire personnelle, c’est-à-dire quand il s’agira du bon moment pour moi
Revue Novo, n°64, avril-juin 2022
Joli lapsus que ce “la femme qui l’a amé” si c’en est un
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