
« Sa grande érudition et son sens exceptionnel de l’observation étaient toujours mis au service d’une philosophie de l’indulgence. Ses portraits, parfois sarcastiques, ne sont jamais totalement à charge. » (Jean-Marie Laclavetine à propos de Roger Grenier)
Il me plaît de rencontrer l’histoire littéraire française par la bande, au travers d’anecdotes, de récits brefs, de souvenirs colligés.
Les deux rives de Roger Grenier (1919-2017), recueil sur lequel le membre du comité de lecture des éditions Gallimard travaillait à la fin de sa vie, est ainsi de ces ouvrages composés de portraits directs, révélateurs, parfois ironiques, des protagonistes des lettres de notre pays.
L’ami d’Albert Camus, qui le fit engager à Combat alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans, se souvient de son enfance à Pau, de la période de l’Occupation, notant brièvement ses souvenirs dans un empan chronologique allant jusqu’à 2005.
1943 : « Parmi les intellectuels que j’ai connus à Clermont-Ferrand, sous l’Occupation, note cet homme qui détestait la guerre, les Desanti étaient à part. (…) Les Desanti avaient entre autres particularités celle de pratiquer le ménage à trois. Deux hommes et une femme, jamais l’inverse. »
1945 : « Quand Georges Bernanos revint en France, en juillet 1945, après son exil au Brésil, ce fut un événement. Combat, grâce à Camus, fut le premier à obtenir une interview, dont je fus chargé. L’écrivain avait trouvé asile à Avallon, dans l’Yonne, chez des amis à lui qui s’appelaient Magnificat ! Je partis en voiture, avec le chauffeur du journal. Deux cents kilomètres, avec une petite Peugeot à bout de souffle, ce n’était pas rien. (…) Bernanos calé dans un fauteuil commença à me dire qu’il n’avait rien à dire. Après quoi il se mit à parler, deux heures durant, d’une voix de stentor, sans que personne puisse placer un mot. J’eus l’impression d’un parleur à la mode d’autrefois, grande gueule, un phonographe avec un pavillon en cuivre. Cela ne m’empêchait pas de respecter l’écrivain et son courage politique. »
1947 : « J’ai entendu Simone de Beauvoir raconter : – Quand je n’étais pas existentialiste, il y avait un barbu, au Flore, et Bost m’a fait croire que c’était Kierkegaard. »
1950 : « Quand Marguerite Duras est exclue du P.C., en 1950, dans les attendus écrits de sa notification d’expulsion, on lit, en particulier, qu’ « elle fréquente les boîtes de nuit du quartier Saint-Germain-des-Prés où règne la corruption politique, intellectuelle et morale, et que condamnent à juste titre la population laborieuse et les intellectuels honnêtes de l’arrondissement. »
1951 : « Deux amis hantaient Saint-Germain-des-Prés : Albert Cossery et Daniel Anselme. Cossery, l’Egyptien revenu de tout et dont l’œuvre est surtout un admirable éloge de la paresse. Anselme, révolutionnaire, obèse au physique, d’une extrême agilité dans la parole. Sauf quand son ami, d’un mot, détruisait ce beau discours. »
Vers 1957, à propos d’une année perdue du journal de Paul Léautaud confié à Pierre Spiriot, qui dirigeait alors La Table ronde : « J’ai laissé ce manuscrit, déclare-t-il, un soir sur mon bureau le lendemain matin, il n’y était plus. (…) Je pense que c’est Jean-Edern Hallier qui me l’a volée. »
Trois Américains en mai 1961 allant de bar en bar habillés de complets défraîchis parlant « à voix basse dans des conciliabules sans fin » ? Jack Kerouac, Allen Ginsberg et Gregory Corso.
« Jack Kerouac est venu un jour chez Gallimard, mais c’était l’heure du déjeuner, il n’y avait personne pour le recevoir. Il est ressorti et il est tombé raide, ivre mort, sur le trottoir de la rue Sébastien-Bottin. »
1961 : « Quand André Gide est mort, en 1951, le seul journaliste disponible à France-Soir était un spécialiste du fait divers, d’ailleurs excellent. On l’expédia rue Vaneau. Il ne rappela que le soir : « Aucun intérêt, c’est une mort naturelle. » C’est sans doute pour éviter un tel malentendu que, pour l’enterrement de Céline, comme j’étais catalogué littéraire, c’est moi qui fus envoyé. » Etaient présents la fille de Céline, Roger Nimier, Marcel Aymé, Claude Gallimard, Max Révol, Jean-Roger Caussimon et la comédienne Renée Cosmia [femme de Gwenn-Aël Bolloré] et Lucien Rebatet, condamné à mort en 1946 à l’occasion du procès de Je suis partout.
En 1966, Victor Del Litto entreprend de faire déplacer la tombe de Stendhal, mal placée, au cimetière Montmartre : « Il me raconte comment il a procédé à l’exhumation. Ils étaient quatre : lui, sa femme, un commissaire de police et je ne sais qui. Ils ont cassé la tombe à coups de masse. Il restait de Stendhal le crâne et quelques os, dont un tibia. Ils les ont mis dans une boîte à ossements. »
1967 : « Exposition Kandinsky au Musée d’art moderne, avenue du Président-Wilson. Je remarque un couple, une jeune blonde et un homme de couleur. Il porte des lunettes noires. Elle le tient par le bras, le guide d’un tableau à l’autre et, chaque fois, lui explique ce qu’a fait le peintre. C’est un aveugle. Je m’approche d’eux et je reconnais Ray Charles. »
Passent aussi – liste non exhaustive – les fantômes de Marcel Achard, Jacques Rivière, Raymond Queneau, Jules Roy, Florence Gould, Pierre Lazareff, Ernest Hemingway, Roger Vaillant, André Maurois, Paul Flamand, Jean Giono, André Malraux, Claude Roy, Jacques Prévert, Claude Mauriac, Daniel Boulanger, Brassaï, Marguerite Yourcenar, Dominique Aury, Antoine Blondin, Marcel Duhamel.
A travers les portraits qu’il établit des personnalités du monde de la littérature française, Les deux rives est une manière d’autobiographie décalée et sans gravité d’un homme dont le sérieux n’était que le paravent de la causticité.

Roger Grenier, Les deux rives, préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022, 146 pages
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