Frappé(e)(s) à l’âme, par Hélène Cixous, écrivain

Une taupe

« Parfois, rarement, il se produit une sorte de court-circuit : on se trouve simultanément dans les deux pays, celui de l’existence et celui de l’au-delà, cette double expérience est la pire des souffrances pour le sujet, le je ne sais pas où donner, de la tête, du sens. »

Pour comprendre le drôle de titre du dernier ouvrage (essai ? roman ? récit ?) d’Hélène Cixous, MDEILMM, il faut attendre plus de la moitié du livre après avoir accédé au chapitre trois (sur quatre).

En quelle année sommes-nous ? Quel siècle ? Quelle ère ?

Est-ce un schibboleth ?

L’écrivaine aurait-elle perdu sa langue ?

Sous-titré Parole de taupe, animal hautement kafkaïen, mais aussi bataillien, MDEILMM est un livre hanté, de rêves, de phrases, de présences.

On y retrouve Eve, la vénérable mère de la narratrice, le fils lecteur de L’Idiot de Dostoïevski, mais aussi la figure discrète de l’ami de toujours (Jacques Derrida), et le peuple des survivants de la Shoah clamant : « Je suis le dernier des vivants. »

Le passé se mêle au présent, dans une vapeur blanche appelée littérature.

C’est la grande alliance des noms, de chair et de papier, s’énonçant aux marges de la folie.

« et je me dis que je suis, comme ces poètes malades, ces poètes inspirés de maladie, occupé jusqu’à l’obsession par l’Idée de Mes Morts, je suis frappé à l’âme, je suis comme mon oncle Freud poursuivi par une petite hantise qui le surprend à n’importe quel moment n’importe où et le ridiculise, c’est une manie, c’est une visitation chronique » (la phrase cixousienne, se rapprochant quelquefois du verset, omet les points, privilégiant le flux et la polyphonie ininterrompue, voix à voix, voix dans les voix)

Le 4 novembre 1995, Isaac Rabin est assassiné à Tel-Aviv.

A-t-il raté l’instant de sa mort ? Comment se souvenir de lui (il y a une merveilleuse place à Toulouse où se presse la jeunesse) ?

Quelles furent ses dernières paroles ?

Comment est-il possible de souffrir de ce que nous n’avons pas entendu ?

« Si j’avais la force de l’auteur d’Une Descente dans le Maelstrom ou de Gustav Malher, je décrirais ici les Derniers Souffles du Dernier Jour d’Isaac Rabin. Chaque souffle est un combat entre Vie et Mort, ces deux lutteurs invisibles. Tous les combats mythologiques qui ont été livrés corps-à-corps de mémoire d’humanité, viennent assister et témoigner à ces derniers. »

Un assassin nous poursuit, son nom, comme celui du Diable, est légion.

Comment ne pas s’évanouir ?

« tu écris lame comment ? dit ma fille »

Faut-il se dire Adieu, déjà ? Reconnaîtra-t-on le jour du Dernier Jour ?

« La mort je l’avais achetée. Je lui avais déjà plus d’une fois graissé la patte. Sacrifié un fils, un père, un chien, un coq, surtout des mâles. Des générations de tantes, cousines, amies. Assez »

Mais, tout se finit-il avec la mort (chapitre 2) ?

« Ce qui est fini est fini dit ma mère, ce qui est fini continue dis-je. J’écris pour continuer, les oiseaux de l’aube encore sombre à cette heure n’existeraient pas si je ne tendais pas le papier et le stylo pour entendre leurs affirmations dans leur langue. »

On reçoit des notifications – Ronan Guillou, où que tu sois, je te salue.

Avis de décès, des amis, de la famille.

Un jour, il ne reste plus que toi, dit la taupe.

Un jour, le docteur Georges Cixous, le père, trente-neuf ans, meurt à Oran. Nous sommes en février 1948.

Il paraît qu’il est mort de la tuberculose, mais sa fille a une autre hypothèse : « Ce n’est pas seulement de tuberculose que mon père le médecin est mort c’est aussi en tant que socialiste et athée qu’il a été blessé et infecté de colère et mordu jusqu’au cœur par le serpent mondial. Et depuis la publication fanfaronne du Statut des Juifs dans L’Echo d’Oran il luttait sur plusieurs fronts, tout son être assiégé, son souffle pris en tenaille. »

Le serpent a un nom, il s’appelle l’hitléro-vichysme.

Nous hébergeons des fantômes, la littérature est l’un des lieux de leurs apparitions.

On reçoit un coup de foudre, un coup de couteau, un coup de livre, nous avons mal au temps, nous nous soignons, mais une nouvelle offensive, terrible, se prépare.

Là-bas, en Angleterre, Victor Hugo s’assied, et convoque les esprits.

On entend quelque chose.

Parle plus fort dit le grand homme, on n’entend rien.

La chose : « Mdeilmm »

Mdeilmm

Mdeilm

Mdeil

Mde

Md

M

C’est un djinn.

Hélène Cixous, MDEILMM, Parole de taupe, Gallimard, 2022, 174 pages

https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Mdeilmm

https://www.leslibraires.fr/livre/21310471-mdeilmm-parole-de-taupe-helene-cixous-gallimard?Affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Eve Zheim dit :

    quelle merveille votre texte, Fabien Ribery

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