La nuit de libération des images, par Annie Le Brun, essayiste

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Les Affinités électives, 1970, Toyen

« Rien ne ressemble à rien. Les magnifiques figures de l’écume / comme celles de la grande solitude de l’amour ne s’arrêtent / jamais de redessiner le monde. » (Annie Le Brun)

Comme l’écrit Ovide dans Les Métamorphoses, précédant en cela Aby Warburg, l’image est forme errante.

Ces formes mouvantes se déposant dans notre inconscient pour en nourrir l’inconnaissable, Annie Le Brun n’a cessé de les chercher, de les identifier, de les reconnaître.

Aujourd’hui, les images nous colonisent comme à nul autre moment de l’histoire de la petite race humaine.

Elles ne sont plus rares, mais omniprésentes, elles nous précèdent, et même nous produisent.

En son dernier livre, La vitesse de l’ombre, l’essayiste fidèle à la pensée surréaliste interroge la constellation des images ayant frappé sa propre nuit.

Ces filantes sont partout, mais les plus denses d’entre elles, les plus irréductibles, les plus indéchiffrables, possèdent un secret qui restent puissance de fascination appelant secrètement à une insurrection lyrique.

Il est encore possible de s’enchanter, et même d’extravaguer (Victor Hugo).

Annie Le Brun pense en termes d’alchimie, de passion, d’éclair, d’appel d’air.

Le verbe se heurte à la folie des images, qui le déplace et le réinvente. Contre cela, qui est révolution, le capital, qui est dépossession, renâcle.

La vitesse de l’ombre se souvient des images d’une vie, les plus essentielles car porteuses de la plus grande liberté.  

Composé de courts chapitres entrecoupés de poèmes, ce livre illustré s’offre l’espace d’une réflexion calme et vive, ne pontifiant surtout pas, avançant par fulgurances.

Voici d’abord un dialogue entre Marcel Duchamp (Avoir l’apprenti dans le soleil, 1914 / Nu descendant un escalier, 1911 et 1912) et René Magritte (Le Jockey perdu, 1942).

Ces images sans horizon « se rejoignent à montrer quelque chose qui a commencé et que rien ne paraît pourvoir arrêter. (…) Elles ne sont que tension, effort, accélération pour fuir tout ce qui pourrait retenir. »

Toutes deux cherchent un passage, un autre espace, une déprise.

« N’est-ce pas parce qu’aujourd’hui tout est en place pour empêcher l’apparition de cet espace, que « l’apprenti dans le soleil » a soudain rejoint « le jockey perdu » comme un appel à l’effraction des horizons en trompe-l’œil que ce monde nous impose ? »

Voici maintenant Trois barricades mystérieuses, ou les regards d’Alfred Jarry dans une photographie de 1893, de Raymond Roussel à trois ans (1880) et de Parmigianino (Autoportrait au miroir, 1524).

Le mystère des yeux fera barrage aux conditionnements, par l’infini de ce qui le traverse.

Lorsqu’il photographie superbement Bibi à Marseille en 1928, Jacques-Henri Lartigue ne peut se douter que le geste de son personnage embarqué portant la main à son oreille, non loin de paquebots fumant, préfigure notre utilisation du téléphone portable.

Il y a une érotique de l’image, que l’on grave explicitement une femme nue poussée vers l’abîme par deux meurtrières (La Nouvelle Justice ou les malheurs de la vertu, Sade, 1797), imagine la vie de deux courtisanes vénitiennes (Vittore Carpaccio) ou dessine un sexe de femme béant comme un œil absolu (Environnement vaginal, Pablo Picasso, 1902).

Comment naît le désir ? Pourquoi ces images nous troublent-elles ? Quel est l’origine de notre tremblement ?

Lorsqu’il peint La chasse nocturne autour de 1470, Paolo Uccello questionne cette dimension noire de notre psyché, ces ténèbres en nous, cette possibilité de crime, le désordre par la jouissance du mal.

« Pour ma part, je sais que s’il est encore possible de faire de la nuit le cœur battant du jour, c’est qu’il est des images qui deviennent nos paysages pour se faire le lieu de passage clandestin de toutes les images en quête de leur ombre. »

On porte une fourrure de zibeline sur une étole caressant une peau nue et noble (Parmigianino), on est une belette d’écailles bleue (zibeline/hermine ?) transportant son petit dans sa gueule (Toyen), on est une odalisque tenant un plumeau aux ocelles de paon (Ingres).

Le premier paysage, le plus mystérieux, le plus vrai, le plus caché, n’est-il pas un sexe de femme ?

N’est-ce pas la source même de jouissance sanglante de la poésie ?

La vitesse de l’ombre est la force de percussion de cette obscurité première qui est aussi un éblouissement et un avenir, prenant « à revers un monde qui, chaque jour un peu plus, travaille à nous faire oublier notre vie ».  

Annie Le Brun, La vitesse de l’ombre, Flammarion, 2023, 128 pages

https://editions.flammarion.com/index.php/Catalogue/(auteur)/Le%20Brun%20Annie

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Thomas Denis dit :

    https://www.lamachinealire.com/agenda-133016/annie-le-brun/

    Bonjour, et merci pour toutes vos précieuse chroniques.

    Ce mercredi, cher Fabien.

    J’aime

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