Retour en Argentine, par Frederika Amalia Finkelstein, écrivain

©Frederika Amalia Finkelstein

« Ce livre est une déclaration d’amour et de peur à la vie, à la mémoire, à mon enfance. »

Qu’y a-t-il dans un nom (William Shakespeare, Herman Melville, Jacques Derrida, Hélène Cixous) ?

Qu’y a-t-il dans la mélancolie ?

Qu’y a-t-il dans le silence avec lequel on écrit, ou joue du piano (Glenn Gould) ?

Argentine est le nom de l’exil, du tango, et de la catastrophe.

Diego Maradona est le nom de Dieu.

Mère est le nom d’une femme cherchant son fils disparu.

Mai est le nom d’une place insurrectionnelle et hantée.

En écrivant Aimer sans savoir, être sans comprendre, son troisième livre après L’Oubli (2004) et Survivre (2017), Frederika Amalia Finkelstein interroge une nouvelle fois le mystère de ses origines et de sa construction identitaire, entre unité et dispersion, concrétion d’être et dissolution du moi.

S’il ne lui est pas possible de se rendre à Auschwitz en voyage mémoriel, et d’en faire, peut-être, d’une certaine façon, le deuil, le retour en Argentine, où son grand-père polonais émigra afin de fuir les persécutions antisémites, est pour Frederika Amalia Finkelstein l’objet d’un livre placé sous l’autorité de Virginia Woolf et des flux de conscience.

Aimer sans savoir, être sans comprendre comporte une dimension hypnagogique : souvenirs/rêves du premier amour, Fernando, de la maison d’enfance à Miramar, à cinq cents kilomètres au sud de Buenos Aires, des corps qui ont contenu, soutenu, retenu une petite fille au cœur déchiré par l’Histoire.

Ce livre sur le temps, la mémoire et l’oubli, propose, à travers le récit d’événements fondateurs, un chemin spirituelvers la possibilité de la Gelassenheit et de la sensation de l’instant vécu comme éternité.

Portrait d’une jeune femme en fleur (d’hortensia) et maillot bleu et blanc : « Les végétaux ont besoin qu’on respecte leur degré de sauvagerie. On ne peut ni les forcer, ni les assujettir à la volonté humaine. »

L’écriture ou la poésie (peinture, musique, arts) relève-t-elle d’une école de mystère ? Oui, quand elle parvient à retourner le vide où l’on chute en vide où l’on chante.

Francesca Woodman s’enroulait de papiers peints trop frêles pour la retenir de se défenestrer, Frederika Amalia Finkelstein avance vers la lumière par blocs de phrases expirées dans les parallèles du temps artificieux (saturnien, chronophage).

« Plus j’avance dans l’âge, écrit-elle, plus mon visage, je ne le comprends pas. Ce ne sont pas tant ses traits qui changent – je n’ai pas de rides et je maintiens une apparence juvénile malgré l’approche des trente ans -, non, c’est l’autre visage, celui qui n’est formulable par aucune description morphologique : l’invisible de mon visage s’éloigne de ce que je pense être moi, ce que je pensais être du moins. / Il devient l’étranger : une certaine cohérence entre l’image et l’identité se fissure. / Tu as un abîme pour visage. / Il y a des périodes plus inquiétantes que d’autres. Dans les phases excessives, il m’arrive de presser mes mains contre mes joues, jusqu’à mon front. Je tiens à l’illusion de pouvoir le retenir, parce que je sens que ce visage serait capable de se désagréger en un million de particules, comme s’il pouvait à tout moment devenir poussière. Je peux passer plusieurs jours sans me regarder dans une glace. Je redoute la possibilité des reflets – tout ce qui pourrait me confronter à ce visage de sable. »

©Frederika Amalia Finkelstein

Il y a beaucoup de fantômes dans Aimer sans savoir, être sans comprendre : un aïeul grand lecteur ayant probablement transmis à sa petite-fille la passion de la littérature, un concierge pendu dans le placard à balais de son immeuble (on remplace en Argentine les portiers par des écrans de la marque Prosegur), un footballeur divinisé, un amoureux d’une insoutenable beauté, un manifestant à la tête explosée par la police à cheval de Perón.

Un numéro 10 sait immédiatement quelle est sa place sur le terrain, mais une enfant hantée par le crime ?

Ecrire pour affronter la solitude, le glas, le gouffre.

« Ces dernières années, j’ai eu l’impression persistante d’être coupée de tout. Les êtres, les axes, les savoirs sont sans cesse interrompus ; n’imprègnent que les sensations, comme si la part sensorielle avait pris l’ascendant sur la part intellectuelle. Je suis toujours à la limite du renoncement d’écrire, du renoncement d’aimer, cependant quelque chose m’oblige à poursuivre : j’ignore quelle pourrait être cette étrange force qui me pousse à maintenir l’espoir, la soif – est-ce cela que l’on nomme pompeusement le destin ? »

Frederika Amalia Finkelstein entend des voix – définition d’un écrivain -, et les pronoms se confondent. Elle, la mère, c’est aussi la fille, qui est le peuple, qui est toi, qui est nous.

Face à la violence politique de la dictature militaire (1976), il faut partir, fuir en France (1981), et, une nouvelle fois, changer de langue.

« Mes grands-parents sont nés en parlant le yiddish ; arrivés en Argentine, ils ont parlé l’espagnol à l’école et le yiddish à la maison. Plus tard, ils ont parlé à leurs enfants en espagnol, et la langue originelle est devenue celle du secret, des conversations inaudibles entre adultes. Parfois, des mots de tendresse ou de colère. Ma mère, à son tour, ne m’a pas transmis sa langue de naissance. Arrivée en France, elle nous a parlé le français, et ainsi chaque fois la langue maternelle s’est désagrégée. La langue du dehors n’était pas celle du dedans ; peu à peu l’assimilation leur a fait abandonner la langue de leur pays. Et sans cesse les événements de l’intime et de l’Histoire ont, par l’exil, transformé la parole. »

Visage de sable, langue de sable, destin de sable.

« Nous ne pouvons pas aller aussi loin que nous le voudrions, avec la volonté. Le passé irrigue nos veines, il n’est pas un moment de notre histoire : il continue d’avoir lieu dans notre corps. »

Les époques se superposent, la terreur s’inscrit dans la chair, mais l’on peut se dégager, choisir ses appartenances, inventer sa danse, et comme l’écrivain Eduardo Selva, abandonner ses colères : « Souvent je me suis rêvé des origines amérindiennes, du sang de la forêt de Misiones ou des montagnes de Salta. Est-ce si illégitime ? »

Le passé nous retient, mais il faut accepter de le perdre pour mieux en sentir la puissance de renouvellement et d’illusion, et couper avec les attaches, les identifications, les images.

Hétéronyme de l’autrice, le sage Eduardo Selva déclare ainsi : « C’est l’amour qui te sauvera du cauchemar de l’Histoire et de la dureté de tes nuits, c’est l’amour, pour un corps, pour la mémoire, pour un instant, pour un regard, pour une pensée, pour un matin, pour une personne, c’est l’amour jamais renoncé pour cette vie imparfaite, nervurée de désirs et de déceptions – un combat de chaque jour. (…) Il faut laisser derrière soi les visages, les sentiments, les rencontres, il faut laisser le temps t’échapper, accepter définitivement qu’il ne t’appartienne pas : tu ne pourras pas emmener la vie avec toi. Nous sommes des particules vulnérables et non des maîtres du temps. »

On le comprend maintenant, Aimer sans savoir, être sans comprendre est un livre d’éveil, de pertes en pertes, jusqu’aux retrouvailles avec l’univers en soi.

« A partir de là, j’ai pu réapprendre, lentement, à penser, à parler, à lire – à vivre. Le savoir s’est déplacé. L’hubris s’est fondue dans l’éros. J’ai senti ma vulnérabilité s’épanouir et ainsi la sève de mon amour pour la vie se fortifier. »

Comme devant une peinture de Cy Twombly, ce cyclone.    

Frederika Amalia Finkelstein, Aimer sans savoir, être sans comprendre, collection L’Arpenteur, créée par Gérard Bourgadier et dirigée par Ludovic Escande, Gallimard, 2023, 134 pages

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