
Philippe Baudouin est un photographe de Montpellier amoureux du corps des femmes et de l’écriture, qu’il pratique en calligraphe passionné.
Son travail sur l’éphémère, à même la peau de ses modèles, est d’une grande sensualité.
Nous nous sommes entretenus à propos de son art troublant.

En quoi le film de Peter Greenaway, The Pillow Book, a-t-il été pour vous un déclencheur ?
C’est effectivement ce film qui a inspiré mon projet « Ecrits de corps ». The Pillow Book est arrivé sur les écrans en 1995, à un moment de ma vie où j’étais particulièrement marqué par le Japon et la Chine, que j’avais eu l’occasion de visiter à trois reprises à la fin des années 80. Il y a dans ce film un cocktail extrêmement bien dosé de sensualité et d’envoûtement, qui joue de la peau comme d’une page d’écriture, véhicule de signes et d’histoires cachées. J’en ai gardé trois choses essentielles pour moi : 1/ le mystère qui se dégage d’écritures inconnues et son pouvoir imaginaire, son invitation à se raconter des histoires ; 2/ le caractère éphémère des écrits et de l’empreinte sur la peau ; 3/ le travail sur support vivant qu’est la peau, jouant des aspérités, des reliefs, du grain et des courbes.
Plusieurs années sont passées avant que j’engage mon projet « Ecrits de corps ». Entre temps, j’avais toujours gardé cette idée en tête. D’autres sources d’inspiration sont venues alimenter mon projet, notamment le tatouage et son intention de raconter des histoires personnelles sur la peau. Là encore, des rencontres ont joué un rôle important pour moi, au Japon, qui m’ont fait approcher le code intime du tatouage invisible de l’extérieur, et en Polynésie qui m’ont donné l’occasion de saisir la part visible des tatouages. C’était avant que déferle la vague du tatouage chez nous.
Le temps de faire mûrir l’ensemble de ces influences et de voir comment la photo pourrait venir fixer ces écritures éphémères, je me suis lancé fin 2011.

Des femmes anonymes vous contactent-elles spontanément pour être « inscrites » ou travaillez-vous avec des modèles de métier ?
Je ne travaille pas avec des modèles de métier. Il me faut donc trouver des femmes intéressées par mon projet « Ecrits de corps ». C’est moi qui essentiellement contacte des modèles pour leur proposer de poser. Mais maintenant que mon projet est un peu connu, il m’arrive d’avoir des femmes qui me sollicitent directement.
Je n’ai pas de « type » de modèles que je rechercherais en particulier. Je suis intéressé par la diversité des corps. Je n’ai jamais refusé de travailler avec un modèle sous prétexte qu’elle ne correspondrait pas à mon travail.

Vous avez récemment écrit des poèmes de Gherasim Luca sur la chair des femmes. Comment choisissez-vous les textes ? Est-ce votre anthologie personnelle ? Qui décide de l’emplacement sur le corps des écritures ?
Au début de mon projet, c’est moi qui proposais les textes et qui choisissais la manière de l’écrire sur le corps. Et puis, les choses évoluent, et je suis davantage dans un mode de partage avec le modèle. Ça commence lors de la première rencontre, au moment de présenter mon projet au modèle. C’est là qu’on se met d’accord sur le texte. Généralement, pour l’emplacement de l’écriture, c’est moi qui garde la main. En revanche, sur le choix du texte, chaque rencontre avec un modèle est différente. Il peut y avoir un attrait particulier pour une écriture ou une attente vis-à-vis d’un texte qui fait sens. Pour le poème de Gherasim Luca, c’était une demande personnelle du modèle et nous avons décidé d’en garder la version française. J’ai eu un autre cas où le modèle est venu avec un texte court en français qu’elle a souhaité voir écrit en plusieurs langues différentes.

Sinon, je possède plusieurs livres en version bilingue couvrant plusieurs écritures : le chinois, le japonais, le cyrillique, le grec, l’arabe, le polonais, le tibétain, le bengali, le coréen, l’hébraïque… Et dans certains cas, il me faut trouver des ressources de traduction dans mon entourage pour répondre à des demandes particulières.
Certaines femmes se font-elles inscrire un texte sur le corps pour en offrir la lecture à leur compagnon ou compagne, comme un cadeau ?
D’une manière générale, je ne me préoccupe pas de ce que le modèle souhaite faire des photos de la séance. Ça leur appartient. J’ai eu, une fois, une commande spécifique d’un couple.
Le respect mutuel est pour moi un principe fondamental, d’autant que je travaille sur le nu. Ainsi, de mon côté, les photos que je publie ou que j’expose ont toujours reçu l’accord du modèle au-delà du contrat de cession des droits à l’image. Je suis particulièrement vigilant à ne pas créer de situations embarrassantes. Du côté du modèle à qui j’envoie les photos de la séance, j’attends que si elle diffuse les photos, elle cite mon nom.

N’est-il pas troublant qu’elles ne puissent elles-mêmes se lire ?
Il n’est pas exact qu’elles ne puissent se lire. Elles ont toujours la possibilité de se voir dans un miroir avant les photos. Là encore, les situations changent selon les modèles. Certaines ne souhaitent pas voir le résultat de l’écriture avant les photos. D’autres, au contraire, sont curieuses de voir le résultat avant d’engager la séance photo. Bien sûr, c’est plus difficile de voir les écrits dans le dos !
Votre ambition est-elle d’étudier la plus grande diversité d’écritures possibles ? Vous avez par exemple utilisé l’écriture hébraïque ou coréenne.
Le champ des écritures est vaste, et c’est ce qui me plait dans mon projet. Je suis loin d’en avoir fini l’exploration. J’essaye de m’ouvrir à de nouvelles écritures. La contrainte majeure est de trouver des textes bilingues. Mes recherches m’amènent à trouver régulièrement de nouveaux textes. Pour le coréen, il s’agit du recueil Mises à nu coréennes, de Cathy Rapin (pour les poèmes) et Rhee Kwang-bok (pour les dessins et aquarelles). Pour l’écriture hébraïque, j’ai choisi le poème de Hannah Szenes « Eli, Eli » qui a été mis en musique et que j’ai connu interprété par le groupe vocal Singers in the Nose à Montpellier. Pour l’écriture arabe, j’ai eu l’occasion de découvrir les poèmes de Maram al-Masri, poète syrienne, qui racontent des histoires de femmes particulièrement puissantes [entretien à lire dans L’Intervalle].

Dans cet univers des écritures, j’ai aussi un attrait tout particulier pour les chiffres que j’utilise essentiellement sous forme d’écriture incrémentale et automatique (après avoir testé les équations mathématiques complexes).
Qu’est-ce que l’écriture « elfique » ?
L’histoire de l’écriture elfique est très liée à la rencontre avec un modèle. Après deux séances à partir de poèmes chinois, le modèle m’a demandé une séance utilisant l’écriture elfique. Ça n’a pas fait tilt tout de suite dans ma tête, mais elle m’a expliqué que c’était une écriture inventée par Tolkien (l’auteur du Seigneur des Anneaux), qui a été reprise par toute une communauté qui continue à la faire vivre. On note deux principaux systèmes d’écriture : les tengwar et les cirth (runes). On peut trouver des textes bilingues sur Internet, c’est une vraie source d’inspiration pour cette écriture.

Cherchez-vous à renverser la formule de Saint Jean, « le verbe s’est fait chair », en son contraire, « la chair s’est faite verbe » ?
Cette inversion est intéressante, je n’y avais pas pensé. Mais il n’y a pas de recherche consciente à concrétiser la formule de Saint-Jean ou son inversion.
J’aime aussi à prolonger la formule de Voltaire « l’écriture est la peinture de la voix » par « la peau en est un de ses plus beaux supports ».

Ne filmez-vous pas les corps d’écriture en mouvement ?
Je ne pratique pas la vidéo. Je reste à la photo pour le moment. Mais je garde cette idée qui pourrait être intéressante à explorer.
J’ai eu l’occasion d’être filmé une fois lors d’une séance d’écriture, ce qui a donné un montage timelaps amusant qui traduit bien ma manière de procéder sur le temps de l’écriture.

Votre travail est-il identifiable à celui d’un tatoueur ?
Pour moi mon travail est différent de celui d’un tatoueur. Je respecte beaucoup le travail des tatoueurs et suis admiratif de la finesse des traits qu’ils obtiennent.
La principale différence que je vois est que je reste dans l’éphémère, en ce sens que mon travail est étranger au temps, car il ne s’inscrit ni dans le temps ni dans la durée.
J’assume toutefois le fait que la photo vient fixer les écrits mais c’est sur un support numérique ou un tirage, et pas sur la peau.
Ne pratiquez-vous votre art que sur le corps des femmes ?
C’est une question qui revient très fréquemment. Pourquoi je ne travaille pas avec des modèles hommes ? Effectivement, je ne travaille qu’avec des modèles féminins. C’est tout simplement parce que je suis inspiré par le corps des femmes et non par celui des hommes.

N’avez-vous jamais inscrit au feutre blanc une peau noire ?
J’ai eu l’occasion de faire plusieurs séances avec du blanc sur une peau noire, notamment autour des chiffres. J’ai essayé également lors de mes premières séances d’écriture avec différentes couleurs, mais comme mes photos sont noir et blanc, il n’y avait pas de réel intérêt à jouer sur les couleurs autres que le noir (et parfois le blanc).
Aimeriez-vous être un artiste japonais ?
Non, pas particulièrement. Je garde un réel attrait pour le Japon, mais pas au point de rêver être japonais. Par le travail avec les écritures, j’aspire davantage à me sentir citoyen-artiste du monde célébrant sa richesse et sa diversité.

Vous sentez-vous fétichiste ?
On pourrait le dire dans un certain sens, à savoir que j’attribue aux écritures un pouvoir « surnaturel » et mystérieux bénéfique et magique, celui de l’invitation au voyage et au partage.
Comment aimeriez-vous désormais prolonger/déployer votre esthétique ?
Je garde toujours cette volonté de travailler sur la base des écritures. Mon souhait est de pouvoir travailler davantage sur les textes et leur sens, ce qui implique un travail de recherche constant, de tester de nouvelles manières de restituer les écritures sur le corps (c’est ainsi que j’ai récemment travaillé en apposant une sous-couche de peinture craquelée sur la peau), d’améliorer le travail sur la lumière lors des prises de vue, et de continuer à privilégier la rencontre et le partage autour de ce projet « écrits de corps ».
Propos recueillis par Fabien Ribery
