Du sublime dans la violence du monde, par Didier Ben Loulou, photographe

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Athènes – copyright Didier Ben Loulou

Passé relativement inaperçu, Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs (Arnaud Bizalion Editeur), de Didier Ben Loulou est un livre pourtant superbe, où un photographe a rarement aussi bien exprimé, sous la forme d’un journal mené très librement de 2010 à 2016, ses interrogations profondes, entre passion du visible, recherche de présence, méditations sur la mystique juive, la violence, la littérature, et quête inlassable d’une spiritualité authentique.

Sans repère chronologique fixe, cet ouvrage est davantage de l’ordre du flux (d’images, de pensées, de lieux, de rencontres) et du montage supérieur que d’une recension automatique de l’ordinaire des jours.

Nous sommes en Inde, à Jérusalem, à Athènes, dans les îles Cyclades, et dans tous ces endroits où le photographe a vécu, entre contemplation muette de la complexité du vivant, et quête intérieure d’unité.

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Athènes – copyright Didier Ben Loulou

Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs est donc un livre de grande densité (près de 350 pages serrées), très bien écrit, constamment attentif à la notion d’« arrière-pays » qu’évoquait Yves Bonnefoy, source d’inspiration naturelle pour le photographe y voyant à la fois un horizon et un point de départ.

Didier Ben Loulou ne cherche pas seulement en art une confirmation de ce qui est, mais la saisie du mystère de toute apparition : « Je veux être un simple passeur de ce qui se dévoile à moi silencieusement et en secret. »

Ces Chroniques enthousiasment parce qu’elles sont écrites du point de vue de la solitude, du morcellement, du hors-temps, et du battement d’un monde inaperçu dans l’organisation sociale des apparences.

Marcher, attendre, se reposer, observer, pour vivre plus, augmenté de cet innommé que touche parfois du regard, des mots, du souffle, qui ose s’abandonner à ce qui vient à lui, et le recevoir comme une offrande.

Conversation libre avec un photographe pour qui l’émotion n’est pas un défaut de pensée.

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Athènes – copyright Didier Ben Loulou

Pourquoi êtes-vous à ce point fasciné par le bassin méditerranéen, dont rendent compte par exemple vos livres sur Marseille, Athènes ou Jaffa ? Que représente le Sud pour vous ?

C’est sûrement un point de gravité pour moi, une orientation ou plutôt une désorientation sans vilain jeu de mot, j’imagine que ma boussole intérieure m’a toujours indiqué le Sud, sa direction passe aussi par des villes où souvent j’ai vécu, je pense entre autres à Jaffa, Jérusalem, Athènes, puis encore toutes ces autres villes où j’ai longuement séjourné. Je poursuis encore aujourd’hui, sans qu’on sache vraiment où l’on se trouve, mes pérégrinations au cœur de cette géographie, faite d’attente, d’apaisement… J’aime surtout cette sorte de méditation qui s’ajuste à la contemplation, le mouvement de la rue à la tiédeur des soirs d’été, vous voyez, tout un programme…

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Jérusalem – copyright Didier Ben Loulou

Quelle place l’Inde occupe-t-elle dans votre géographie intérieure

L’Inde est un monde en soi, ce fut une découverte importante dans ma vie, tant au niveau humain, que sur un plan plus personnel. J’y ai beaucoup travaillé, réalisant des images, qui donnèrent lieu à la publication d’un petit livre aux éditions Arnaud Bizalion, mais en récoltant aussi des matériaux qui s’intégreront peut-être dans un projet plus vaste autour de cette notion de Sud (livre prévu pour 2018 chez La Table Ronde). Ce pays, ce continent devrais-je dire, reste pour moi une Terra incognita. Il est complexe de saisir de près les us et les coutumes comme ce rapport au sacré, au polythéisme, à cette notion de castes, mais c’est un monde fascinant où j’aimerais évidemment retourner.

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Jérusalem – copyright Didier Ben Loulou
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Jérusalem – copyright Didier Ben Loulou

Cherchez-vous, à travers les images que vous choisissez de montrer, les traces de l’immémorial ?

Je viens de finir un texte qui s’appelle Un hiver en Galilée. Il devrait sortir cette année chez Arnaud Bizalion éditeurs, S’il y est question d’immémorial, je pense que creuser ces questions par l’écriture et les images autour de ces notions, comme celle de la trace, touche de plus en plus à ce qui est devenu pour moi central dans ma quête. J’y perçois au-delà du pur réel un besoin d’entrebâiller un morceau du voile qui touche à l’indicible. La complexité est de savoir comment y arriver, là est probablement tout l’enjeu du moins pour le photographe que je suis, car soyons clair l’outil photographique est le plus souvent soumis à la notion de document. Il n’accède que rarement à une vision autre que celle documentaire ou informative qui consiste à entrevoir ce qui est caché, cette sorte de flottement indicible lié à ce qui nous entoure.

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Jérusalem – copyright Didier Ben Loulou

La photographie n’est-elle pas pour vous un espace d’unité, de conciliation, voire de réconciliation, entre la réalité et le rêve, le présent et le passé, l’intime et l’extériorité ?

La photographie est à la fois un rêve et une quête. Après avoir œuvré de longues années autour de ce qui touche, pour faire vite, à ces lieux souvent conflictuels, je pense à Jérusalem en particulier où j’ai passé plus de quinze années de ma vie à arpenter les rues de la vieille ville autour des lieux saints et de sa proche périphérie ou encore Athènes durant trois années pour y suivre des migrants tout en m’intéressant aux populations les plus pauvres qui troquaient, vendaient ce qu’elles pouvaient dans les rues du Pirée. Aujourd’hui, je tente de mettre en relation d’autres dimensions qui ont sûrement  à voir avec mon âge, mais qui sont peut-être liées à une sorte de maturité. Ma résistance à l’horreur du monde et à son extrême fragilité passe aujourd’hui par d’autres chemins, comme ceux que vous énonciez, je veux parler de l’intime, du passé, de la mémoire, oui peut-être s’agit-il de construire une unité d’images, qui passe par une sorte de volonté d’aller vers des choses plus proches et plus simples.

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Jaffa – copyright Didier Ben Loulou

Comment votre travail est-il reçu en Israël où vous habitez depuis de nombreuses années ? Pourquoi ce pays vous a-t-il appelé ?

Le pays n’y fait rien, on reste seul, isolé. En Israël, on aime ce que l’on aime partout. J’ai aimé dans ce pays le kibboutz, les vieux pionniers, mais aussi paradoxalement la fréquentation des « religieux », comme ceux qui restent rivés aux textes, je les trouve souvent beaucoup plus intéressants, curieux, passionnants, même si par ailleurs je n’aime guère l’uniformisation, le sectarisme… Je sais aussi que je me sens proche de toute une tradition littéraire qui va de Shmuel Hanaguid à Kafka, ou même Proust par certains aspects, ou encore aujourd’hui un Philip Roth. Je parle donc de toute une dimension juive diasporique. Mais c’est aujourd’hui l’énergie de ce petit pays, de sa jeunesse, son espoir dans la vie que j’ai aimé au-delà de tout et qui a  fait que finalement j’y suis resté. Il n’y avait aucune raison, à l’époque, que je m’installe en Israël. Je viens d’une famille très assimilée, donc j’imagine certainement qu’il y a quelque chose qui m’échappe dans ce choix, comme celui aussi de vivre à Jérusalem…

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Jaffa – copyright Didier Ben Loulou
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Jaffa – copyright Didier Ben Loulou

Dans vos Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs, vous évoquez les peintres Giorgio Morandi et Claude Gellée dit Le Lorrain. La peinture vous permet-elle de penser la photographie ?

J’ai longuement hésité entre la peinture et la photographie, je n’ai cessé de m’intéresser de près à ceux qui utilisent encore la surface du tableau. Je pense par exemple aujourd’hui à l’œuvre d’un Sam Szafran que j’admire, mais surtout à celle plus ancienne de Matisse, et évidement quand je parle de Morandi ou de Corot toutes époques confondues, c’est ce rapport très étroit entre l’univers de la représentation et du poétique, ce qu’Yves Bonnefoy appelait l’arrière-pays, cette part de rêverie qui nous alimente en contemplant une œuvre, comme lorsque le regard est attiré par le « paysage d’arrière-plans » chez Piero della Francesca. Toute cette lenteur, cette méditation, mais aussi cette oscillation entre visible et invisible, ces œuvres qui se font autour du silence, du ressenti, de l’intime, toute cette impermanence des choses, mais aussi les visages peints, comme chez Giacometti, sont des sources infinies de fascination. Si le peintre est ce qu’il voit, le photographe lui devine ce qu’il croit voir. Mais une certaine peinture comme la poésie permettent de mieux sentir cet instant où on regarde, contemple, en s’ouvrant à un espace intérieur qui est au plus près de la sensation d’absolu.

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Mémoire des lettres – copyright Didier Ben Loulou

Vos images bénéficient du procédé de tirage Fresson, à l’instar quelquefois du travail de Bernard Plossu. Pourquoi cette technique est-elle indispensable à votre poétique ?

Oui, depuis 1979 chacune de mes photographies est tirée selon le procédé Fresson dit « au charbon », pour restituer cette intemporalité, ce décalage entre réalité et imaginaire, grâce à la dilatation du grain qui, dans son poudroiement, restitue matière et présence, carnation aux êtres et aux choses. Ce procédé m’aide, dans un monde de plus en plus uniformisé, à restituer quelque chose d’unique et hors du temps. C’est une manière de sublimer certainement mes images, ma vision.

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Mémoire des lettres – copyright Didier Ben Loulou
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Mémoire des lettres – copyright Didier Ben Loulou

Vous aimez photographier des inscriptions, des lettres. L’image n’est-elle qu’un effet atténué de la parole 

C’est au lendemain de la deuxième Intifada que, fatigué de toute cette violence, j’ai voulu laisser le tumulte de la guerre derrière moi en me livrant à ce nouveau projet photographique dans de vieux cimetières juifs des environs de Jérusalem et de Galilée. La lettre, l’inscription hébraïque, sont autant d’indices à déchiffrer, autant de signes invitant à réfléchir sur la mémoire mais aussi sur les textes qui eux aussi, selon l’exégèse, peuvent nous laisser entrevoir quelque chose de l’invisible. Si je devais retenir un seul travail de tout ce que j’ai pu faire, ce serait les quelques centaines de tirages autour de cette recherche qui comptent probablement le plus pour moi.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Jaffa, la passe, Filigranes Éditions, Paris, 2006

000359631

Jérusalem, Éditions du Panama, Paris, 2008

001413153

Mémoire des lettres, Éditions de La Table Ronde, Paris, 2012

002770560

Athènes, poèmes de Yorgos Markopoulos, Éditions de La Table Ronde, Paris, 2013

002944242

Marseille, Arnaud Bizalion Editeur, Marseille, 2014

Je t’écris devant les fenêtres de mon hôtel, Notes indiennes, textes Didier Ben Loulou, Arnaud Bizalion Editeur, Marseille, 2016

004683543

Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs, Arnaud Bizalion Editeur, Marseille, 2016

004428087

Isräel Eighties, La Table Ronde, Paris, 2016

Article sur Israël Eighties dans L’Intervalle

http://didierbenloulou.canalblog.com/

www.didierbenloulou.com

MML 1
Mémoire de lettres – copyright Didier Ben Loulou

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