
Catalogue, du photographe belge Vincent Delbrouck est un livre hybride, parcouru de flux d’images très différentes, porteuses d’une puissance de réveil.
Catalogue est un chaosmos, un bateau ivre, une installation baroque, un territoire sauvage et séduisant, éclatant de couleurs et de présences (végétaux, nymphes, villes).
Régie par un principe de faux hasard, l’organisation formelle des apparences conduit le spectateur dans une dérive entre intimité exposée et géographie déployée en ses points inaperçus (Cuba comme foyer incandescent d’imaginaire).
Entre écritures, images et collages Vincent Delbrouck fait de son matériau autobiographique une odyssée de perceptions, de vibrations, de frémissements.
Processus vivant, Catalogue possède une sensualité qui trouble, émerveille et lève une énergie folle.

Pourquoi avoir décidé d’appeler votre livre Catalogue ? Vous considérez-vous comme un collectionneur/collecteur d’images ?
Je ne me vois pas vraiment comme un collectionneur ou un collecteur d’images, en tous cas pas dans le sens « noble » du terme. Je n’ai pas une fascination envers tous types d’images au point de vouloir les posséder pour mon plaisir personnel ou par nécessité. Mais naturellement, je ne sais pas si je vous mens ici ou pas… Chaque image (réalisée ou découpée dans un vieux livre ou un magazine) forme un fragment vivant dans la constellation de mon imaginaire, un puzzle tentaculaire qui grandit quelque part en moi et m’embarrasse moins qu’il me sauve du monde extérieur dont j’absorbe une trop grande quantité d’influx sensoriels. C’est très bizarre et fou. Très vivant et aussi fatigant. Mais pour revenir au Catalogue lui-même, c’est juste un vrai (faux) catalogue, une compilation de feuilles A4 (photos, collages, vues d’expositions) rassemblées au hasard. Un projet un peu expérimental mais fidèle à mon processus de travail (ainsi mis à plat) et à un contrat amical et tacite avec Anne Immelé de la Biennale de la Photographie de Mulhouse et Dominique Bannwarth de Mulhouse Art Contemporain qui m’avaient invité en 2015 pour une résidence d’artiste. Nous avions convenu d’un catalogue à paraître en marge de l’exposition à l’été 2016. Le Catalogue est juste arrivé un peu en retard… (Je suis toujours en retard)

Quel est votre parcours artistique ? Comment êtes-vous venu à la photographie ?
Par mon père qui avait une chambre noire. Adolescent, je voulais surtout faire du cinéma mais je n’étais pas fait pour ça. Mon parcours photographique s’est développé surtout en autodidacte, au contact des livres et de certaines personnes ressource. Et le cheminement professionnel est passé par le documentaire, la mode, la création d’un collectif (BlowUp). A la photo de rue s’est mêlée une forme de vécu intime et ordinaire à capter à tout prix, surtout à Cuba, loin des clichés, et à une forme autobiographique d’investissement artistique total, alliant écriture, image et collages. Le livre photo s’est glissé naturellement dans ce processus. Il reste à mes yeux un excellent moyen de créer une installation ou une constellation portative.


Pourquoi avoir choisi pour chaque exemplaire de votre livre un ordre d’images différent ? Qu’attendez-vous du hasard ? Tous les exemplaires ont-ils les mêmes images ?
Je voulais que le livre représente à nouveau quelque chose de concret, un processus vivant comme c’était le cas dans mes autres livres où l’objet prend la forme du collage original (dans la maquette), comme un duplicata. Ici point de collage sur des doubles pages mais un empilement pur et simple de pages A4 comme dans mes boîtes et mes fardes. Et sans séquençage. Juste une pile. Quant au hasard il n’existe pas. On aperçoit sa plus belle trace dans l’intuition (artistique) mais c’est un leurre programmé. Je ne crois pas que les choses arrivent vraiment par hasard. Et jouer avec celui-ci n’apporte rien de très bon. Mais j’avais besoin de me confronter au hasard basique pour voir le résultat dans le processus final. Ça ne m’a pas vraiment ouvert à quelque chose de magique, en réalité. Mais je suis heureux d’en avoir fait l’expérience (malgré le stress dû au processus et ses complications) avec ce livre mélangé à la main, juste avant la reliure, sans réel séquençage.
Oui, tous les livres ont les même images sauf une qui provient des déchets des tests chez l’imprimeur. (Une surimpressions recto-verso glissée quelque part dans le livre. Une trace du processus d’impression qui donne parfois de très beaux résultats.) Donc je sais que je n’attends rien du hasard « pur » mais plutôt d’un flux dans lequel une exposition ou un collage peut me plonger. Des gestes qui semblent faits alors au hasard déchirent la chape de contrôle mental et produisent, avec l’expérience, une forme parfaite d’obsession. Un truc de fou qui me fascine. Puissant et magnifique.

De quels corpus de photographies proviennent vos images ? De combien de lieux différents ? Sur combien d’années ?
Le livre reprend des images ou des collages réalisés sur une quinzaine d’années, en Belgique, à Cuba, en France, au Népal et en Inde (Himalaya), en Grèce,… Des vues d’exposition en France, aux Pays-Bas, en Belgique,…
Comprenez-vous votre travail comme une sorte d’archivage autobiographique porteur de merveille et de sensualité ?
Je ne sais pas si je le comprends réellement mais j’aime bien vos mots. Ils sonnent doux à mes oreilles. C’est l’autobiographie d’un imaginaire vécu. Le plus ordinaire qui soit dans sa littérature. Un passage rapide entre des montagnes d’images accumulées avec le temps qui glissent peut-être mieux que la vie elle-même mais en dépendent totalement.

Catalogue est-il aussi un hommage aux femmes de votre vie ?
Certainement à toutes celles qui hantent mon imaginaire et dessinent le portrait de mon anima, dans le sens où Jung l’entendait. Une forme sauvage et intérieure de ma propre féminité absorbée chaque jour par une obsession de la beauté féminine. Tiens, ça me fait soudain penser aux « femmes » de John Fante dans son livre Rêves de Bunker Hill. Ces femmes de papier glacé que son personnage Arturo Bandini collectionne et embrasse dans le noir de la penderie…
Comment pensez-vous la composition d’une image ?
Je ne la pense pas. Elle est entièrement absorbée dans la concentration du moment ou dans le geste qui sait… Ou se plante royalement…

Vous écrivez parfois des textes sur vos compositions. Tenez-vous un journal ?
Je lis et j’écris beaucoup. Ce n’est plus vraiment un journal. Plutôt une compilation de nouvelles non terminées. Je ne sais pas ce que j’en ferai. Par exemple, j’ai tellement de matière écrite à Cuba que je ne pense même plus l’utiliser pour mon nouveau livre cubain (photos et collages) en préparation. Je ne veux pas ralentir le livre avec trop de textes. A voir. Peut-être qu’un jour je serai prêt pour rassembler tout cela en un roman chez un éditeur littéraire. Mais je n’ai aucune prétention.
Les nombreux végétaux que vous photographiez sont-ils pour vous une métaphore du désir ?
Pas vraiment. Plutôt une forme de matrice comme la caverne de Robinson dans le roman de Michel Tournier. Un désir abouti alors, sans la tension qui l’accompagne, un lieu où il est bon de se lover au calme, loin des foules et du bruit humain. La nature, c’est mon refuge. Quelque chose d’érotique, de sexuel, où je me sens en sécurité. Les végétaux n’attendent rien de moi. Je peux être moi-même face à eux. C’est très reposant pour moi.

Vous vous photographiez nu dans la forêt avec un air sauvage, voire halluciné. Cherchez-vous à retrouver les traces d’un monde premier en très grande partie disparu ? Paul Gauguin vous inspire-t-il ?
Bonne question ! Ce collage réalisé avec Nicolas Bomal (un ami photographe à Baracoa, dans l’est de l’île cubaine) forme une métaphore humoristique du « bon » sauvage. Il y a aussi quelque chose de la figure du Robinson Crusoé, échoué sur une île, hors de la civilisation apocalyptique. Mon travail artistique se forme dans le voyage, dans des contrées autrefois « découvertes » par l’homme blanc et à caractère exotique. J’embrasse ce monde-là avec une expérience primitive, je dirais, dans le sens du marcheur solitaire et non pas de l’explorateur ou du touriste. Je ne suis pas dupe, mais simplement ouvert à mon environnement (aux rencontres) et désireux de partager une vision empreinte d’imaginaire et de concentration. L’Europe peut sembler parfois ennuyeuse et trop aboutie. Je ne sais d’ailleurs pas ce que vaut cet aboutissement mais l’homme n’est plus guère ancré dans son environnement aujourd’hui. Il a ravagé le monde entier après l’avoir « découvert » (comme une curiosité à exploiter) et pillé de ses forces naturelles, tuant des tas d’espèces partout.
Loin du vieux-monde, la peinture de Gauguin me fascine, tout comme celle de Peter Doig, mon peintre préféré. Lui-même vit à Trinidad et Tobago, au large des côtes vénézuéliennes. Son monde pictural réinterprète ses archives photographiques. En apparence, il prend vie. Pourquoi est-ce que je cherche à redonner vie à ce Robinson en moi ? je ne sais pas encore exactement. L’impulsion n’est pas politique ou militante. Plutôt poétique et littéraire. Je suis aussi plus attiré aujourd’hui par une forme « classique » de peinture. Est-ce une fuite hors du monde contemporain et hyper-technologique? Il me semble en réalité qu’il y a des formes d’images qui ne s’épuisent pas avec le temps. Elles dépassent la modernité et ses modes. Elles se forgent dans un lieu où l’artiste tente de se trouver lui-même. Robinson porte en lui cette métaphore archétypale. L’homme « primitif » cherchait dans son lieu une réponse à sa vie (à ses rêves) en lien avec la nature et ses dieux. Simplement. Ancrant son art dans le vent…

Catalogue est-il un chaosmos, au sens deleuzien, un champ de forces, d’énergies, une conjonction de flux ?
Oui certainement. Tout mon travail forme un champ d’énergies. Une grande constellation inaboutie mais honnête.
Que représente La Havane pour vous ? Votre premier livre, Beyond History (Havana 1998-2006), témoigne de votre fascination pour cette ville.
Ma deuxième maison. Un vortex d’énergies chaotiques intérieures. Une incompréhension. La ruine de mes désirs les plus fous.
Comment conciliez-vous votre enthousiasme photographique et la pratique de la méditation ?
Ahahaha…. Tentative éperdue et sans espoir. En abandonnant ce besoin de m’y tenir je parviens à peine à concilier les deux. Mais je vais y revenir… à la méditation et au massage shiatsu. Tout cela m’a beaucoup fatigué. Chöguyam Trungpa, lama tibétain disait : « Nous sommes venus ici étudier la spiritualité. Je crois à l’authenticité de cette recherche mais nous devons en questionner la nature. Le problème est que l’ego peut tout convertir à son propre usage, même la spiritualité. L’ego tente constamment d’acquérir et d’appliquer les enseignements spirituels à son propre bénéfice. Les enseignements sont abordés comme quelque chose d’extérieur – extérieur à « moi » -, une philosophie que l’on tâche d’imiter. Mais on ne souhaite pas réellement s’identifier avec les enseignements, devenir les enseignements. Alors, si notre maître parle de renoncer à l’ego, on essaye de mimer la renonciation. On fait les mouvements, les gestes appropriés, mais en fait on ne veut à aucun prix sacrifier le moindre élément de son mode de vie. On devient un acteur averti et, tandis que l’on demeure sourd et aveugle à la signification véritable des enseignements, on trouve quelque confort à faire semblant de suivre le sentier. »

Ne pouvez-vous photographier qu’en couleurs ?
Aujourd’hui oui. Mais j’ai démarré la photo par le noir et blanc dans les années nonante. Donc oui, en couleurs et en argentique.
Y a-t-il des audaces que vous ne vous autorisez pas encore ?
Peindre une grande toile et écrire un roman. Traverser Cuba à pieds.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ? Des expositions sont-elles prévues ?
Une exposition collective de collages en septembre à la Fotogalerie, à Vienne (www.fotogalerie-wien.at/) et une autre à Düsseldorf en novembre. (Kunstraum Düsseldorf: http://www.kunstraum-duesseldorf.de/).
Je prépare également un nouveau livre « cubain » qui devrait être prêt à l’automne 2018.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Vincent Delbrouck, Catalogue, texte d’Anne Immelé, entretien de l’auteur avec Zippora Elders, autoédition (français/anglais), 2016
