L’âge de l’anexcitation, par Laurent de Sutter, écrivain et juriste

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« Essai de critique immanente de la métaphysique de l’être, en tant que l’être est une catégorie de police », L’âge de l’anesthésie de l’écrivain et juriste Laurent de Sutter est un livre construit comme un dispositif de décadrage concernant l’utilisation de la chimie comme puissance d’asservissement et de dépression.

Interrogeant la construction idéologique de notre rapport aux produits et aux drogues, Laurent de Sutter ouvre un champ de pensée immense en considérant que la pharmacologie moderne pourrait être mise au service d’une révolution subjective.

L’excitation comme contagion est l’une des grandes craintes du temps, cherchant à contenir le pouvoir des foules.

Sortir de la police psychopolitique et des fantasmes d’une « vie nue » imaginée comme édénique, jouer plutôt Peter Sloterdijk et Bernard Stiegler contre Martin Heidegger et Giorgio Agamben, telle est ainsi l’une des grandes ambitions de L’âge de l’anesthésie.

Théorie de l’écart, ontologie de la déhiscence des choses avec elles-mêmes, l’œuvre de Laurent de Sutter possède une puissance de libération considérable.

Merci à l’auteur de Théorie du kamikaze (PUF, 2016) pour les pensées qui suivent, éblouissantes.

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Vous définissez de façon très pessimiste notre époque comme « une époque perdue », car tendant à contenir toujours davantage nos peurs par des camisoles chimiques. Le désenclavement est-il encore selon vous possible ?

Je dois avouer que je regrette un peu le ton mélodramatique du prologue du livre, prologue que j’y ai rajouté après-coup, sur suggestion de mon éditeur, Henri Trubert. Je le regrette, car mon intention n’était pas de dresser un portrait désespéré d’une époque qui met déjà tout en œuvre pour se faire passer pour catastrophique. Mon idée était très différente : il s’agissait de tenter de comprendre, par le biais d’un long détour généalogique, ce que je définirais volontiers comme la « condition métaphysique » du présent. Que la condition en question s’incarne dans toute une série de dispositifs chimiques (j’en examine quatre dans le livre : les antidépresseurs, les drogues récréatives, la pilule contraceptive et les somnifères) permettait à mes yeux de la rendre plus sensible. Mais je ne voulais ni dénoncer l’époque, ni, surtout, l’intérêt des dispositifs en question – seulement la manière dont l’usage dominant qui en est fait s’inscrit dans un paysage conceptuel qui, lui, me paraît devoir être dépassé au plus vite, et qui est le paysage de l’être. Malgré son côté très concret, très historique, L’âge de l’anesthésie, selon moi, doit être vu comme un essai de critique immanente de la métaphysique de l’être, en tant que l’être est une catégorie de police. Pour répondra à votre question, il se déduit tout seul de ce présupposé que rien de ce que j’y décris ne me paraît inéluctable : de la même manière qu’un usage policier de la chimique de la psyché s’est constitué au 19e siècle, cet usage peut être renversé par un autre, comme en témoigne l’exemple des pratiques de hacking hormonal tenté dans toute une série d’espaces militants dans le domaine, entre autres, de la transition de genre. Je ne décris pas une fatalité, je décris un état contemporain de la pensée et de son usage. Du reste, il s’agit là de la manière dont je procède d’ordinaire : chacun de mes livres s’empare d’un dossier très pratique (la prostitution, la police, la pornographie, etc.) pour raconter autre chose ; chacun de mes livres se veut, d’entrée de jeu, une machine à décadrage, un dispositif créant les conditions d’une vue parallaxe sur un problème qu’à trop aborder frontalement on ne parvient plus à rien en penser. De même que Poétique de la police [Rouge-Profond, 2017] était une théorie de l’image, Pornostars [La Musardine, 2007] une théorie du désir ou Métaphysique de la putain [Léo Scheer, 2014] une théorie de la vérité, je considère L’âge de l’anesthésie comme une théorie de l’être.

Sur quelles études fondez-vous les bases de votre propos concernant la mainmise de la chimie sur les psychés ?

Pour préparer ce livre, j’ai eu recours, comme quiconque se lance dans une entreprise dont il n’est pas spécialiste, au savoir d’autrui, que celui-ci concerne les statistiques contemporaines de consommation de produits tels que ceux que j’évoque, ou bien (ce qui m’intéressait davantage) l’histoire de leur élaboration. Je pars du principe, sans doute très arbitraire, que nous avons perdu l’habitude de voir dans le savoir quelque chose de susceptible de remplacer un mouvement théorique – si vous préférez : quelque chose qui porte sa théorie en lui-même. Mettre au jour, ou remettre au jour, un point oublié d’une histoire permet souvent de s’épargner la peine d’une élaboration conceptuelle que le point en question règle par le simple fait d’un événement et de sa narration. M’intéresser à l’histoire de la pharmacie contemporaine m’a permis de faire connaissance avec toute une série de figures qui ont joué, et jouent encore, alors que personne n’en est conscient, un rôle capital dans la formalisation du dispositif intellectuel définissant notre rapport aux produits inventés par eux, ou à leur époque. Un cas typique est celui de Emil Kraepelin, psychiatre prussien actif dans la seconde moitié du 19e siècle, et dont les classifications nosographiques dans le domaine des maladies psychiques est à la source de la nomenclature figurant dans le célèbre Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, édité par l’Association américaine de psychiatrie, et devenue la source de toute la thérapeutique mondiale en la matière. Parmi les grandes créations de Kraepelin, outre l’inscription de la maladie mentale dans une nécessaire source physique, on trouve la formalisation de la catégorie de « psychose maniaco-dépressive », devenue, depuis, « trouble bipolaire », « dépression », etc. S’intéresser à Kraepelin implique donc de revenir aux sources de catégories et de pratiques devenues si évidentes que plus personne ne songe à en interroger le bien-fondé, et, surtout, de retrouver l’origine de solutions données aux problèmes qu’il avait isolés, solutions qui, elles aussi, reposent sur ses idées. Or il se fait que Kraepelin n’aimait pas les malades mentaux, qu’il considérait comme incurables, et qu’il ne voyait comme seul traitement possible des maux dont ils souffraient que la possibilité de les calmer au sens le plus strict du terme, c’est-à-dire, dans le cas des maniaco-dépressive, d’écraser leur tendance à la manie. Un bon maniaco-dépressif, pour Kraepelin comme pour la plupart des psychiatres contemporains, est un dépressif. Or comment fait-on pour calmer un maniaque ? On lui injecte un produit – produit qui, à l’époque de Kraepelin et pour longtemps, était l’hydrate de chloral, un dérivé des premières substances ayant permis l’invention de l’anesthésie totale au milieu du 19e siècle.

Baudelaire, fleurs du mal

En 1846, Charles Thomas Jackson et William Green Morton inventent l’anesthésique moderne, prélude aux produits capables de stabiliser, au nom de l’ordre social, les grands errants/mélancoliques. A la même époque, l’auteur des Paradis artificiels, Charles Baudelaire, fait de la flânerie un art de vivre. La « mise sous contrôle des affects » par l’industrie pharmacologique et le scientisme psychiatrique n’est-elle pas un projet d’extermination de la poésie et de la fécondité du spleen ?

Le rapprochement que vous proposez est très important. Je n’en parle pas dans mon livre, de sorte que vous me permettez de compléter le paysage que j’y dessine. Je fais en effet l’hypothèse que l’âge de l’anesthésie s’ouvre au moment où Jackson et Morton inventent la technique permettant aux chirurgiens d’enfin pouvoir opérer en paix les corps des malades se trouvant transformés, par l’inhalation de sulfure d’hydrogène, en matière inerte, facile à travailler. De fait, cet âge est contemporain de celui de la fin de l’esthétique, qui s’est ouvert avec la création, par Diderot, de la critique d’art, et le développement, par Baumgarten et Kant, de la théorie du jugement de goût portant précisément le nom d’esthétique. Avec Baudelaire, le sujet exerçant ses facultés de telle sorte qu’il soit à même de juger des œuvres d’art auxquelles il est confronté se trouve plongé dans un paysage de passages, de vitrines, de joujoux, où son jugement ne lui est plus d’aucun secours. A quoi bon trouver « beau » tout ce qui sort des usines à décoration du capitalisme industriel – à savoir, à l’époque déjà, et a fortiori aujourd’hui, à peu près tout, même les œuvres d’art les plus singulières et les plus précieuses ? La réponse est : on ne le peut pas. De sorte que ce que Baudelaire exprime, lorsqu’il se demande « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution », c’est la nécessité d’en finir avec le régime esthétique de l’art pour rentrer dans un autre, un régime inesthétique ou anesthétique – un régime dans lequel la perception servant de base à la raison afin d’exercer son jugement est éteinte, évaporée, évanouie. La différence entre l’anesthésie promue par Baudelaire, et celle voulue par Kraepelin et ses suivants, est que, dans un premier cas, elle engage un processus de constitution de l’usage de ce qui se refuse à notre jugement, là où, au contraire, dans le second cas, il s’agit de déposséder l’usage de la possibilité de constituer un tel usage propre. L’usage de la pharmacologie née du capitalisme industriel est un usage forcé, là où celui des objets produits de la même manière demeure ouvert. Ce dont nous aurions besoin est donc d’un baudelairisme de la pharmacie, qui trouverait sans doute une partie de ses ressources dans les expériences du poète sur le haschisch, comme l’avait très bien compris Walter Benjamin. Constituer un usage inesthétique de la pharmacie à l’encontre de son usage anesthétique, voilà un beau programme pour une pharmacologie révolutionnaire.

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Comment décrire alors l’idéologie, si déterminante pour l’approche des troubles maniaco-dépressifs, d’un des pères fondateurs de la psychiatrie moderne, Emil Kraepelin ? Vous laissez entendre très clairement des liens possibles avec l’eugénisme.

Comme je l’ai dit plus haut, le travail de Kraepelin marque le point de départ d’un usage psychopolitique de la pharmacie orientant celle-ci vers des usages strictement policiers – à savoir ceux liés à la lutte contre l’excitation. Le problème de l’excitation est en effet est que, d’individuelle, elle tend, par son mouvement propre, à englober toujours davantage d’individus : l’excitation se caractérise avant tout par son caractère contagieux. C’est cette contagion que Kraepelin, en insistant sur la nécessité de mater les symptômes de manie chez les malades mentaux, voulait éviter à l’échelle de l’hôpital qu’il dirigeait, de même que les pouvoirs publics ou les criminologues, à la même époque, étaient obsédés par la nécessité d’éviter que l’excitation ne devienne un phénomène de masse. Il faut savoir que la découverte des anesthésiques et de la catégorie de psychose maniaco-dépressive est contemporaine de celle de la notion de « masse », de la prise en considération des groupes humains en tant qu’êtres en soi, dotés d’une vie physique et psychique propre, et, bien entendu, pour cela même, dangereux et imprévisibles. Chez Scipio Sighele, chez Gabriel Tarde, chez Gustave Le Bon, le constat est partout le même : fasse à l’émergence des « masses » ou des « foules » dans le monde du capitalisme industriel, ce qu’il faut à tout prix éviter est que ces nouveaux êtres ne soient gagnés par une excitation qui les rendrait à proprement parler incontrôlables – avec ce qu’on peut imaginer de conséquences. Que, de surcroît, Kraepelin, qui, comme je l’ai rappelé il y a un instant, croyait au caractère incurable de la maladie mentale, ait cru que celle-ci était aussi héréditaire, c’est-à-dire contagieuse, permet de comprendre pourquoi l’eugénisme s’est d’abord conçu comme une manière de calmer le panier génétique des groupes humains. Choisir, lorsqu’il s’agit des êtres humains, c’est toujours choisir l’individu contre le groupe, et l’individu calme contre l’individu excité. C’est de cette « idéologie », comme vous dites, et que je nomme pour ma part « usage » que nous sommes aujourd’hui les héritiers, ainsi qu’en témoigne la vogue épouvantable de la rilatine, ce dérivé très purifié de la cocaïne (le premier anesthésique local, dont les propriétés sont découvertes à la même époque) qu’on donne désormais aux enfants dits « hyperactifs », c’est-à-dire surexcités.

Vous préférez visiblement la pensée de Machiavel à celle d’Etienne de la Boétie. Pourquoi ?

Vous n’avez pas tort. La pensée de La Boétie, telle qu’elle est convoquée dans les cercles cultivés, m’a toujours paru relever de l’ordre de la friandise amère, qu’on aime à suçoter en se croyant beaucoup plus forts que ceux dont on dit qu’ils aiment leur « servitude volontaire ». Je ne suis pas contre une bonne dose de pessimisme grinçant, comme on peut en trouver, sur un sujet proche, dans la psychanalyse de Jacques Lacan, mais je refuse, en revanche, les pensées qui prétendent s’excepter de ce qu’elles décrivent. Machiavel, lui, n’avait aucune intention de regarder qui que ce soit de haut ; il se contentait de décrire, à l’usage d’un prince qui ne lui en offrit aucune reconnaissance, un était des choses politiques qui récusait les fioritures polies dont les autres auteurs enrobaient leur prose. Que la politique soit une saloperie dont il faut payer le prix est un constat qui n’emporte rien d’autre que l’exigence d’en faire quelque chose, ou pas ; dire, au contraire, que l’homme tend à la servitude volontaire est une thèse dont on ne peut rien faire, si ce n’est opiner du bonnet, dans le partage de la connivence entre lucides, entre ceux qui voient plus clairs que les autres, et qui s’en trouvent fort bien. J’ai toujours honni la lucidité, dont je dis, dans L’âge de l’anesthésie, qu’elle n’est rien d’autre que le produit moral de la formule des Lumières : police + éclairage public, puisque qu’est-ce que la lucidité sinon la lux, la lumière portée là où régnaient auparavant les ténèbres ? Je soutiens, pour ma part, que la lucidité, comme valeur princeps des Lumières, n’a pas d’autre objet que la tentative d’imposer une souveraineté sur les ténèbres, sur la nuit, une manière d’y faire régner un jour qui n’est que celui de celui qui veut le voir triompher pour pallier à tout risque, à tout danger, à commencer par celui de l’excitation.

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Contrôler l’excitation et la peur est-il une façon d’interdire toute possibilité d’exaltation révolutionnaire ? N’est-ce pas l’un des points d’aboutissement du processus de civilisation tel que décrit par le sociologue allemand Norbert Elias ?

Absolument. Sauf que Norbert Elias voyait ce processus comme une bonne chose, et, surtout, comme un processus presque naturel et presqu’univoque dans sa nécessité – un processus pour ainsi dire inévitable, et laissant derrière soi les barbares qui n’y avaient rien compris. Je crois pour ma part que le processus en question est constitué par une myriade de dispositifs dont il n’est pas certain que leur imposition n’ait pas été délibérée, et animée par des motifs qui étaient en effet des motifs de contrôle, pour utiliser un horrible mot. En tout cas : des motifs de forclusion des possibles, perçus par certains comme porteurs de risques, à savoir comme emportant avec eux un espace sur lequel ils pourraient ne plus avoir de prise ferme. Je vois l’usage anti-excitation de la pharmacie moderne comme un dispositif d’empêchement, d’impossibilisation, de constitution d’une zone d’impossible là où auparavant pouvaient se déployer des possibilités. En ce sens, la police de l’excitation entraîne une sorte de restriction ontologique, une fermeture des individus interpellés selon cette police sur ce qui est postulé, par elle, comme formant un être digne de ce nom – sain, calme, en bonne santé, travailleur, etc. Les autres trajectoires possibles de l’être, elles, sont considérées comme tenant de ce que Kraepelin appelait « irresein », errance de l’être, flânerie, si vous voulez qu’on continue à filer la référence baudelairienne, de l’être en-dehors de ses limites. Davantage que le point d’aboutissement d’un processus de civilisation, la métaphysique de l’être soutenant l’invention de la police psychopolitique est donc un instrument tentant d’en performer la nécessité, de faire en sorte qu’il apparaisse inévitable et naturel, alors qu’il est bien entendu tout le contraire.

Pouvez-vous revenir sur le concept de psychopolitique en déployant sa pertinence ?

Comme je vous l’ai dit, j’ai souhaité faire en sorte, dans ce livre, que la théorie disparaisse dans la suite des récits, qu’elle s’incarne plutôt qu’elle se démontre. C’est la raison pour laquelle j’ai laissé le concept de biopolitique dans le flou, me contentant d’expliquer en note pourquoi, ces temps-ci, on l’entend dans la bouche de Peter Sloterdijk ou Byung-chul Han. En réalité, il s’agit d’un concept encore informe en ce qui me concerne, dans la mesure où je l’utilise pour l’essentiel comme une sorte d’outil polémique contre le concept de biopolitique, dont l’omniprésence dans les discours dits « critiques » a fini par introduire une sorte d’effet de fatigue, et, surtout, d’effet d’obscurité, la biopolitique n’expliquant rien, et ayant besoin d’être expliqué elle-même, pour reprendre ce que disait Bruno Latour des universaux. Je crois en effet que le concept de biopolitique est un concept gratuit au sens premier du terme : cela ne coûte rien de l’utiliser, surtout du point de vue de la description de ce qui est présenté comme contribuant à tel ou tel dispositif en relevant. En parlant de psychopolitique, j’ai voulu donner à la « vie » dont on parle tant ces jours-ci quelque chose comme un début de matérialisation : la « vie », c’est d’abord celle de mécanismes cérébraux assurant la communication entre organes, et pouvant être à loisir programmée, reprogrammée ou déprogrammée par le recours à la chimie. Si vous préférez, parler de psychopolitique, pour moi, est une manière d’attirer l’attention sur la logistique de la psyché, plutôt que sur les « dispositifs de contrôle », qui ont pour eux d’être toujours si étrangers aux êtres humaines (mais les saisissant de toute part) qu’on finit par rêver à la possibilité d’une « vie nue », qui pourrait en être débarrassés. Or, en ce qui me concerne, je ne crois pas à la possibilité de la « vie nue », sinon sous la forme de la catégorie de l’être, dont j’ai dit il y a un instant combien je la trouvais policière, au sens de réductrice de possibles. Je ne crois qu’à une vie équipée, et donc à la nécessité de choisir les équipements, les prothèses, les suppléments, appelez ça comme vous voulez, qui sont tout ce qu’il y a à dire de ce que nous sommes, et ne renvoie à aucun noyau caché que le « contrôle » meurtrirait. Pour le dire en une formule compacte, je nomme donc psychopolitique l’ensemble des dispositifs d’orientation de l’équipement de la vie, de telle sorte que cette orientation implique la nécessité d’une psyché close sur son être.

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L’argent de la cocaïne a-t-il sauvé en 2008 le capitalisme mondial ? Vous développez cette thèse étonnante, et pourtant très crédible. On se souvient aussi du livre fondamental de Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne (Gallimard, 2014).  

De la même manière que je ne dénonce pas les antidépresseurs mais l’usage qui en est fait, je n’entends pas condamner la cocaïne ou les drogues de quelque sorte que ce soit, mais en faire le symptôme de quelque chose d’autre qui, lui, me préoccupe. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit de mettre au jour le lien fondamental qui unit capitalisme et tous les dérivés de l’alcaloïde de la coca qu’on connaît sous le nom de cocaïne. Sur ce point, je rejoins en effet Roberto Saviano, dont le livre sur le sujet est capital, de même que celui de Norman Ohler sur les liens entre le troisième Reich et le développement de la pervitine : tous deux fournissent des éléments précieux permettant d’étayer la thèse suivant lequel il n’y a de capitalisme que de la cocaïne. De l’expansion de l’industrie pharmaceutique allemande à la fin du 19e siècle au sauvetage des banques après la crise de 2008, en passant par la concomitance du lancement de la war on drugs de Richard Nixon et de sa décision d’en finir avec le système de Bretton-Woods, la cocaïne et l’argent qu’elle produit sont de tous les moments clés de l’histoire du capitalisme moderne : expansion du capitalisme industriel, financiarisation, outsourcing des risques liés à la spéculation radicale sur les Etats. En ce qui concerne l’anecdote que vous rappelez, il semble en effet acquis que l’argent du narcotrafic a permis au banques de surnager pendant la période d’hésitation entre l’irruption de la crise des subprimes et la décision de nombreux Etats de sauver leur banques par injection directe d’argent public dans les circuits privés. Là où plus personne ne voulait placer un centime dans des établissements dont il était raisonnables de croire qu’ils allaient s’effondrer, les narcotrafiquants, eux, avaient besoin que continue à tourner la machine leur permettant de blanchir l’argent né de leur commerce. De sorte qu’on peut soutenir que le système bancaire capitaliste a en effet été sauvé par l’argent de la cocaïne. Or, je le répète, la découverte de la cocaïne, vantée par Freud, qui en a consommé pendant plusieurs années, a d’abord été celle du premier anesthétique local, utilisé en dentisterie et en ophtalmologie dès la fin du 19e siècle. Le paradoxe de la cocaïne est qu’elle produit une anexcitation, une excitation inverse, dépressive, qui opère une concentration du sujet sur lui-même, une sorte de repli narcissique sur son être. C’est ce narcissisme narcotique de l’être que le capitalisme moderne a porté au rang de système-monde, et que je nomme, dans le livre, narcocapitalisme.

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Le bon travailleur est-il un bon dormeur ?

Voilà. Le bon travailleur est le travailleur anesthésié, plongé dans la narcose anesthétique. Cela ne veut pas dire qu’il ne fait rien. Cela veut dire que son action est une action basée sur l’ablation de tout ce qui, dans son être, ne se réduit pas à lui-même, à savoir le fait qu’il s’agit pour lui de travailler. Le narcocapitalisme marque le triomphe de la tautologie, si vous préférez. Ce qui est anesthésié, par les antidépresseurs, par la pilule contraceptive, par les somnifères, etc., c’est l’aisthésis en tant que telle, la perception de ce qu’on perçoit, et que de cette perception peut naître de la douleur ou de la souffrance. Le narcocapitalisme est le capitalisme de l’ablation de tout ce qui empêche de travailler – mais une ablation qui est pure absence, pure annulation, sans que la source de ce qui cause douleur, souffrance ou dépression ne soit atteinte. De sorte que l’on sait bien que l’on souffre, mais on n’en sent pas les effets, à l’instar du corps sur le billard. On sait, mais on ne sent pas. Ce qui fait du sujet narcocapitaliste un parfait somnambule.

On a pu lire récemment aux éditions Zone le livre de Jonathan Crary, 24/7, Le capitalisme à l’assaut du sommeil (2014). Le contrôle de la nuit, notamment sexuelle, pour reprendre l’expression de Pascal Quignard, n’est-il pas la clef de voûte du système capitaliste ?

L’importance du livre de Crary tient en ce qu’il pointe du doigt le fait que ce qu’on appelle capitalisme n’est pas qu’une question de flux financiers et de management du travail, mais aussi, et avant tout, une manière de restructurer le monde jusque dans ces endroits les plus en apparence détachés de ses intérêts. L’investissement de la nuit, considérée jusque là comme une zone de non-productivité, et même de ressourcement permettant la productivité diurne, fait partie des processus par lesquels se trouvent annexés ces endroits. En réalité, comme je le raconte dans le livre, il s’agit d’un investissement de longue date, dont on peut faire remonter l’origine avec la nomination du premier Lieutenant général de police de Paris, dont la première décision fut d’ordonner que les rues de la ville soient éclairées par des lanternes, pour faire reculer la nuit, et avec elle la violence qui l’habitait. En tant que représentant du roi, son travail consistait à faire reculer les frontières de la souveraineté à l’intérieur de zones temporelles nouvelles, de conquérir pour le roi un territoire sur lequel régner aussi. Qu’il existe aujourd’hui des projets visant à raccourcir encore la durée de sommeil des travailleurs, voire à éradiquer purement et simplement la nuit par le biais de gigantesque miroir placés en orbite autour de la terre dit assez que cette conquête n’est pas terminée, et qu’il y a encore là, pour certains, trop d’improductivité, voire trop de liberté dangereuse. Il est vrai que l’histoire leur donne raison, dès lors que, outre la banditisme régnant dans les villes du temps où celles-ci n’étaient pas éclairées, l’imposition progressive de l’éclairage public a vu naître une nouvelle source de résistance : la boîte de nuit, originellement lieu de réunion de la population ouvrière qui n’avait pas la chance de pouvoir participer aux fêtes organisées dans leurs palais ou hôtels pour l’aristocratie et la bourgeoisie, et qui s’en servait aussi pour renforcer ses liens. Le syndicalisme naît dans les boîtes de nuit – c’est-à-dire les lieux où le somnambulisme est vaincu par la danse, la fête et l’alcool. Bien entendu, on peut se poser la question de savoir si c’est toujours le cas, et si les boîtes de nuit contemporaines n’ont pas désormais été colonisées par la logique de l’anesthésie. Mais c’est un autre sujet.

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Que penser de la thèse d’un groupe de médecins danois associant, dans une étude parue en 2016, la prise de la pilule contraceptive à l’augmentation considérable des risques de dépression ?

Là aussi, l’affaire est compliquée, dans la mesure où l’invention de la pilule contraceptive a représenté un moment capital dans l’histoire de l’émancipation des femmes et du contrôle de la natalité. Mais cette importance ne peut pas dissimuler le fait, pointé très tôt par les militantes féministes, de ce qu’il s’agit d’une substance visant à opérer une véritable reprogrammation hormonale de l’individu, rendant non fonctionnel un ensemble d’organes qui le sont pourtant parfaitement. La recherche scientifique, ces dernières années, a rendu la nécessité de ne pas perdre ce constat de vue d’autant plus aigu qu’en effet il semblerait que l’ingestion de la pilule entraîne chez beaucoup d’usagères des conséquences graves, allant de la perte de toute excitation sexuelle au cancer, en passant par la dépression. Que la dépression et l’excitation fassent partie des victimes collatérales de l’usage de la pilule ne pouvait bien évidemment que m’intéresser, dès lors qu’on pouvait y voir à l’œuvre la logique dont je parlais à propos des antidépresseurs ou de la cocaïne, à savoir celle de l’ablation de l’individu, et de son recentrage sur lui-même, sur son être. De même, comme je l’ai dit tout à l’heure, la pilule permet de comprendre que le problème n’est pas celui de la substance en tant que telle, mais de l’usage qui en est fait, et de la manière dont celui-ci entraîne des conséquences de nature véritablement ontologique. Dans la pilule comme dans toutes les substances modifiants les équilibres cérébraux, il s’agit d’un véritable onto-hacking : d’une construction de l’être, dont le caractère prétendument naturel est en réalité le résultat de la rencontre d’une multitude de procédures et d’enjeux. Ce n’est pas pour rien que tout cela est aujourd’hui devenu un espace de combats militants très importants, et qui me paraissent devoir être suivis avec la plus grande attention pour pouvoir se réapproprier la construction en question de telle manière que l’être n’en soit plus l’horizon exclusif.

La pensée de Bernard Stiegler nourrit-elle la vôtre ?

Bien entendu. Et d’autant plus que c’est à Stiegler, ainsi qu’à Aude Lancelin, que je dois d’avoir publié la version française de L’âge de l’anesthésie aux Liens Qui Libèrent (car c’était au départ une demande de mon éditeur anglais). Je crois que Stiegler fait partie de ceux qui ont aidé la pensée contemporaine à se retourner vers le monde des techniques d’une manière qui implique une véritable compréhension de ses enjeux, et non plus les grandes vitupérations abstraites d’un Heidegger. Là où je me sépare de lui, en revanche, c’est sur une question de ton : je crains que celui, apocalyptique, qu’il a tendance à adopter, ne serve à conforter dans leur opinion ceux qui continuent malgré tout à considérer les techniques comme l’incarnation d’un mal tendanciel, représenté avant tout par la télévision, la téléphonie et l’Internet. Je sais que ce n’est pas son objectif, bien au contraire, mais je crains que le ton dont je vous parle ne soit tout ce que certains lecteurs ne retiennent. Or je crois qu’il faut à tout prix combattre ce que je vois comme une véritable bêtise en la matière, bêtise tout à fait utile au narcocapitalisme, qui a bien besoin que l’on croit à la « vie nue » ou à l’ « être en tant qu’être » pour pouvoir se développer, là où l’analyse de l’histoire des techniques humaines ne peut que nous amener à accepter que nous ne sommes que techniques. C’est-à-dire que prothèses, adjonctions, accessoires, suppléments, nés de notre capacité d’invention technique, capacité sans laquelle nous ne sommes que des vers néoténiques. Qu’on me comprenne : je ne crois pas que la technique sauvera le monde ; je crois qu’il n’y a de monde que parce qu’il y a de la technique, comme en témoigne l’importance aussi capitale que sous-estimée de la logistique (routes, câbles, réseaux d’égouts, etc.), qui est la plus grande force cosmologique de la modernité. Je rêverais donc d’un livre de Bernard Stiegler qui dise le bien là où il se trouve plutôt que toujours marteler les menaces que le développement technologique fait peser sur nos vies, menaces que je ne sous-estime bien entendu pas. Car ce n’est jamais en se figeant face aux risques qu’on peut les dissiper, mais en acceptant de les prendre.

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Entreteniez-vous des liens avec le regretté Ruwen Ogien, philosophe qui, comme vous, n’a cessé d’interroger les normes ?

J’ai un peu connu Ruwen Ogien, oui. Nous avons échangé plusieurs fois, correspondu à quelques reprises, et je l’avais invité à participer à un cycle de rencontres dont j’étais le commissaire à Bruxelles. Même si son travail relevait d’une tradition étrangère à la mienne (celle de la philosophie morale analytique), l’élégance avec laquelle il la mettait en œuvre, et les leçons qu’il en tirait, en faisait une source d’inspiration majeure. Surtout, son minimalisme moral entraînait des effets d’oxygénation prodigieux : une fois qu’il s’était intéressé à un problème, il n’était plus nécessaire d’y consacrer de laborieux efforts, il suffisait de renvoyer à ses conclusions, qui nous débarrassaient toujours des faux problèmes avec lesquels les emmerdeurs et les éditorialistes passent leur temps à nous pourrir la vie. Comme le disait Gilles Deleuze, il n’y a pas de plus belle tâche pour la philosophie que de nous débarrasser des faux problèmes. A ma maigre mesure, j’essaie de faire de même.

Vous écrivez : « L’âge de l’anesthésie est l’âge de l’organisation chimique de la séparation : l’âge où chaque problème doit être considéré comme relevant de celui qui en souffre, sans que jamais, jamais, celui-ci puisse être réinscrit dans ce qui le dépasse. » L’évacuation progressive des apports de la psychanalyse dans l’espace institutionnel des soins n’est-elle pas l’un des corolaires de cette affirmation ?

Oui, vous avez raison. S’il est quelque chose que la psychanalyse est, c’est une école du désêtre. Là où le développement personnel, qui est le bras théorique du narcocapitalisme, ne cesse de multiplier les injonctions à « être soi-même », la psychanalyse apprend à s’en déprendre, et à étudier les bifurcations innombrables que nous propose le devenir. Là aussi, je ne voudrais toutefois pas donner à croire que je condamnerais toutes les autres formes de thérapie. Au contraire, mon conséquentialisme ne pousse à soutenir que – whatever works – tout vaut mieux que la souffrance ou le malheur, pourvu que ce qui permette d’y parer n’empêche pas en même temps de pouvoir apprendre à se libérer de (ou à se réconcilier avec) ce qui le cause. Freud soutenait que la psychanalyse ne valait la peine que si elle parvenait à aider un sujet à aimer et à travailler à nouveau ; dans le vocabulaire de Lacan, on pourrait résumer cela d’un mot : désirer. C’est-à-dire, de-siderare, dé-sidérer, se mettre en mouvement, se détourner de l’hypnose causé par l’observation des étoiles, et sortir de soi, ex-citer, être tiré de la fermeture de l’être pour s’abandonner à son errance. De ce point de vue, mon livre pourrait être considérer comme une publicité subliminale pour la psychanalyse, oui.

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Vous avez publié en 2015 un très stimulant Striptease : l’art de l’agacement, aux éditions Le Murmure. Votre œuvre ne vise-t-elle pas à construire peu à peu une théorie moderne de l’excitation, voire, ce qui est peut-être moins un affect moins instrumentalisable, de l’enthousiasme ?

De fait, c’est un travaillant sur la question du « tease » dans le striptease que j’en suis arrivé à m’intéresser au concept d’excitation, de même que la police dont la pratique du striptease a fait l’objet dès les premières décennies du 20e siècle m’a fait comprendre que le monde moderne avait un problème avec elle. Il se fait que ça résonnait en profondeur avec ce qui est peut-être ma thèse métaphysique fondamentale : toute chose n’est qu’en tant qu’elle est autre chose que ce qu’elle n’est. Ce qui m’intéresse relève toujours de cet écart, de cette déhiscence des choses avec elle-même, qui me pousse de plus en plus à développer une critique de l’être, et une critique de la discipline qui en a soutenu la catégorie, à savoir la philosophie. Dans l’axiomatique de Alain Badiou (ou de Jacques Lacan), il faudrait donc ranger mon travail sous la guise de l’antiphilosophie, même si j’aime à croire que son apport est plus positif que ce que le préfixe « anti » implique. Dans le cas de L’âge de l’anesthésie, le volet négatif est celui d’une charge directe contre la pensée heideggérienne (dont le nom n’est jamais cité), ainsi que, du point de vue de la méthode, contre celle de Michel Foucault (dont le nom n’est pour ainsi dire jamais cité non plus). Son volet positif, en revanche, est celui d’une reconsidération de l’idée d’excitation, jusque-là prise comme une sorte de produit dérivé du désir, ou comme un moment du processus menant au plaisir ou à la jouissance. Même la psychanalyse, d’ailleurs, s’y est très peu intéressée, comme l’a reconnu Paul-Laurent Assoun dans un des rares livres sur le sujet. Peut-être est-ce une manière de donner une forme électrique à ce que Deleuze appelait « devenir », une forme intensive et dispersive à la fois, chantant de manière post-romantique une sorte de paysage de ruines, celles de l’être. J’ai souvent dit l’importance qu’a eue pour mon travail le petit livre de François Dagognet, Des détritus, des déchets de l’abject [Les Empêcheurs de penser en rond, 1998]. Je crois que c’est une fois de plus ce dont il est question, dans  L’âge de l’anesthésie : là où le monde contemporain, et la pensée qui le soutient, tente de mettre en place des monuments théoriques à sa propre gloire, je tente de faire percevoir combien ceux-ci ne tiennent que parce qu’il y a des égouts pour en évacuer la merde. Si l’être est un tel monument, l’excitation est cette merde qui ne cesse jamais de faire retour, de faire tâche sur l’image qu’il tente désespérément de donner de lui-même.

Vous remerciez en fin de volume Dorian Astor, auteur notamment d’une très belle biographie de Lou Andreas-Salomé parue chez Gallimard en 2008. Que lui devez-vous pour l’écriture de votre livre ?

Je dois beaucoup de choses à beaucoup de mondes. Je dois tout, en fait, à d’autres que moi. Dorian, qui est le plus exquis des hommes en plus d’être un remarquable penseur et écrivain, m’a nourri, comme souvent, de nombreuses références nietzschéennes, dont je n’ai pas pu rendre justice dans mon livre, mais qui m’ont beaucoup fait travailler. J’ignore s’il en retrouverait la trace dans mon livre, mais telle est l’étrangeté alchimique de l’écriture : on sait très bien ce qui y entre, mais jamais ce qui en sort. On veut dessiner un monument, mais on ne réussit à qu’à griffonner une carte des égouts. C’est ma merde à moi.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Laurent de Sutter, L’âge de l’anesthésie, La mise sous contrôle des affects, éditions Les Liens qui Libèrent, 2017, 154 pages

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