« On a dit beaucoup de choses sur Robert, et on en dira encore. Des jeunes hommes adopteront sa démarche. Des jeunes filles revêtiront des robes blanches pour pleurer ses boucles. Il sera condamné et adoré. Ses excès seront maudits ou parés de romantisme. A la fin, c’est dans son œuvre, corps matériel de l’artiste, que l’on trouvera la vérité. Elle ne s’effacera pas. L’homme ne peut la juger. Car l’art chante Dieu, et lui appartient en définitive. »
Quel plaisir de relire en édition de luxe (oui oui) Just Kids de l’ensorcelante Patti Smith, récit de son enfance et de sa rencontre avec Robert Mapplethorpe en 1967, de leur installation au Chelsea Hotel où se retrouvent alors tous ceux qui font de New York un foyer de création incandescent, et de leurs chemins croisés.
Pour qui ne connaîtrait pas encore la prose superbe de la chanteuse Patti Smith, Gallimard propose aujourd’hui une nouvelle publication de son roman autobiographique, paru pour la première fois en français en 2010, accompagné de photographies représentant le couple, prises notamment par Norman Seeff, Frank Stefanko, Lloyd Ziff, Linda Smith-Bianucci, Judy Linn et Gerard Malanga, ainsi que de collages, dessins et images de Robert Mapplethorpe lui-même, permettant d’apprécier son évolution artistique.
En 1967, Patti Smith est une jeune fille issue d’un milieu modeste de Chicago débarquant à New York, « vraie ville, fuyante et sexuelle ». En 2017, elle est une star mondiale à la stature oraculaire, achetant par dévotion la maison d’Arthur Rimbaud dans les Ardennes, en amoureuse particulièrement fervente de la culture française et de ses plus grands auteurs (Jean Genet, Albert Camus).
Patti Smith et Robert Mapplethorpe formèrent un couple d’une puissance érotique rare, beau comme la nuit, terrible comme les anges, irrésistible comme l’innocence.
Quand le livre commence, Robert est mort, mais la littérature est une force de réveil, de résurrection : vie-mort-vie, telle est la formule par excellence des plus grands livres.
Vivre pour l’art, vivre de l’art, les deux complices, « rien que des gamins », ont cette même ambition, dont rien ne les fera dévier.
Robert se drogue (LSD), Patti a faim, ils se prennent la main, dessinent un mandala sans bord. Solitude à deux désormais.
« Nous dormions sur nos manteaux. Le soir des encombrants, nous sommes allés faire les poubelles où nous avons miraculeusement trouvé tout ce dont nous avions besoin. Un matelas abandonné à la lueur d’un réverbère, une petite bibliothèque, des lampes réparables, des bols en terre cuite, des images de Jésus et de la Madone dans des cadres précieux qui tombaient en miettes, et un tapis persan élimé pour mon coin de notre univers. »
Robert porte des perles multicolores, elle des foulards effilochés, c’est l’amour fou, et le manque d’argent.
« D’autres fois, nous visitions des musées. Nous avions tout juste assez d’argent pour un seul ticket, donc l’un d’entre nous entrait, regardait l’exposition et la racontait à l’autre. »
Lui : « Un jour, nous entrerons ensemble, et c’est nos œuvres qui seront exposées. »
Chacun fait le serment d’aider l’autre : la Gitane et le Fou, voilà un couple !
Robert et Patti ont froid ensemble, rient ensemble, écoutent de la musique ensemble, se font des cadeaux, se chamaillent. Des amis passent, rien n’est mieux.
« Le garçon que j’avais rencontré était timide et avait des difficultés à s’exprimer. Il aimait se faire guider, se faire prendre par la main pour pénétrer sans réserve dans un nouveau monde. Il était masculin et protecteur, tout en étant féminin et soumis. Méticuleux dans son habillement et ses manières, il était également capable d’un désordre terrifiant dans son travail. Ses univers intimes étaient solitaires et dangereux, en attente de liberté, d’extase et de délivrance. »
Jim Morrison vu en concert ? « Tel un Saint-Sébastien de la côte Ouest, il exsudait un mélange de beauté et de mépris de soi, et une douleur mystique. »
Robert commence à se déguiser, en marin, en pilote d’avion, devient Jean Genet, est Jean Genet, révélant peu à peu un univers homosexuel ample, multiple, imprégné d’imagerie SM.
Les beaux amis se séparent, se revoient, se perdent, se retrouvent, autrement : « Tels les enfants de Maeterlinck en quête de l’oiseau bleu, nous nous étions aventurés dehors, et nous étions pris dans les ronces sinueuses de nos expériences nouvelles. »
« Lui et moi, nous nous étions donnés à d’autres. A trop tergiverser, nous avions perdu tout le monde, mais nous nous étions retrouvés. Ce que nous désirions sans doute, c’était ce que nous avions déjà : un amant et un ami avec qui créer, côte à côte. Etre fidèle, sans cesser d’être libres. »
Commence alors l’aventure du Chelsea Hotel où s’installent les amants, cinquante-cinq dollars par semaine quand même, mais une éducation permanente, alors qu’au même moment, sur la lune, de drôles de cosmonautes jouent au trampoline.
Janis Joplin, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Andy Warhol, Thomas Wolfe, Allen Ginsberg, Gregory Corso, New York est alors le centre du monde.
Grâce d’une journée passée à Coney Island immortalisée par un photographe inconnu.
Patti lit Le Rameau d’or, elle a vingt-trois ans, achète sa première guitare et se place sous les meilleurs auspices, tandis que Robert commence à gravir les échelons de la société, et pénètre les cercles mondains.
« Robert choisissait les zones obscures du consentement humain et les transformait en art. Il assumait pleinement son travail, explorant l’homosexualité avec grandeur, masculinité et une noblesse enviable. Sans affectation, il créait une présence pleinement masculine sans sacrifier la grâce féminine. »
Patti : « Les filles m’intéressaient : Marianne Faithfull, Anita Pallenberg, Amelia Earhart, Marie-Madeleine. J’accompagnais Robert à des fêtes rien que pour reluquer les nanas. »
Elle écrit beaucoup, Robert l’encourage à chanter.
Elle déploie ses ailes, enregistre et mixe son premier album Horses, dont Robert fait la pochette en la photographiant en chemise blanche, un monogramme sous la poche poitrine.
Une légende est née.
Fin septembre 1986, Robert Mapplethorpe apprend qu’il a le sida.
Il meurt le 9 mars 1989.
Coda : « Nous nous sommes dits adieu et j’ai quitté sa chambre. Mais quelque chose m’a fait revenir sur mes pas. Il avait sombré dans un sommeil léger. Je l’ai regardé tout un moment. Tellement paisible, comme un très vieil enfant. Il a ouvert les yeux et souri : « Déjà de retour ? » Puis il s’est rendormi. Ainsi ma dernière image fut-elle semblable à la première. Un jeune homme endormi, baigné de lumière, qui ouvrait les yeux avec un sourire de reconnaissance pour celle qui n’avait jamais été une inconnue. »
Patti Smith n’a pas écrit un tombeau, mais un corps debout, en équilibre instable sur le sépulcre.
Et, oui, l’art peut changer le monde.
Patti Smith, Just Kids, édition intégrale illustrée, traduit de l’américain par Héloïse Esquié, Gallimard, 2017, 352 pages – cent illustrations
Exposition Autour de Patti Smith, Rimbaud, Genet, Camus, etc. à la toute nouvelle Galerie Gallimard (rue de l’Université, Paris) – du samedi 11 novembre au samedi 18 novembre 2017
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