
« Jusqu’à la fin nous sommes restés dans l’ignorance de ce qui se préparait. Comme dans les mythes grecs, les dieux nous ont préservés de la connaissance. Je tiens cela pour une chance insigne. »
Dans Une rencontre à Pékin (éditions Allia, 2017), le sinologue Jean François Billeter a raconté son double coup de foudre pour la Chine au mitan des années 1960, et la jeune doctoresse qui allait devenir, après des péripéties dignes d’un roman kafkaïen, son épouse, Wen.
La vie a passé, et Wen, femme heureuse, indépendante, est morte, subitement, mais tranquillement, en novembre 2012, après une aventure de quarante-huit ans de vie commune.
Il fallait un second un livre pour penser le sens d’une destinée. Paru au même moment qu’Une rencontre à Pékin, tel un diptyque, Une autre Aurélia est le journal d’une expérience fondamentale : la vie après le décès d’une compagne aimée, et la persistance de sa présence par-delà son absence physique.
« Quand on perd son conjoint, les autres vous mettent à part des vivants. Voyant à côté de vous une place vide, ils en déduisent que vous n’êtes plus qu’à demi et que vous vivez dans le manque – alors qu’au contraire la vie n’a jamais été aussi intense. »
Poursuivant sa pratique quotidienne de diariste, Jean François Billeter a noté pour essayer de le comprendre le processus d’une disparition, l’effet de persistance de l’autre en soi, avec soi.
« 15 nov. Sieste. Accepter l’émotion, comme on le fait de la pluie en avril. Veut-on me consoler ? – Surtout pas. »
Pour le savant suisse, cette expérience de présence modifiée est une connaissance supplémentaire de lui-même, un progrès peut-être dans « l’élargissement du moi » (Lichtenberg).
« 19 nov. La mort n’existe pas. Il n’y a que la vie qui se termine. Le mal que font tous les autres discours. »
Référence à l’Aurélia de Gérard de Nerval, soit la rencontre palpable du rêve et de la réalité, aux marges de la folie, l’ouvrage de Jean François Billeter est une opération de désenvoûtement par la lucidité d’une pensée observant constamment, de façon introspective, le mouvement de la perte et du retour de l’autre, dans une densité d’existence nouvelle, différente.
« 13 déc. Wen, sorte de basse continue, présence égale et douce. Quelle chance d’avoir eu cette compagne dans ma vie. J’ai été heureux avec elle, il faut que je le sois sans elle. Je lui dois cela. »
Il importe alors, pour qui refuse de se bercer d’illusions consolatrices, d’établir plus avant la science d’une nouvelle conception du sujet, sans rien masquer des déséquilibres et des mouvements tendant à la stabilité retrouvée, quoique autre.
Retrouver calmement Wen-Aurélia par le travail comme puissance d’intégration, et l’écoute de la musique de Bach.
Mais à qui raconter désormais les grandes découvertes, les passages de seuils ? Faut-il accepter la dissymétrie ?

Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qui est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »
Dans un rêve, Wen apparaît de nouveau, comme l’ami Jacques Derrida dans un songe d’Hélène Cixous (Hyperrêve, éditions Galilée, 2006).
La solitude, les pleurs intenses, l’abattement, le besoin de tendresse, les frayeurs soudaines, les instants de panique, certes, mais il y a aussi « la loi de l’activité ».
Faire de la place pour accueillir le retour de l’aimée.
« Je me souviens maintenant des moments où le simple fait d’exister et d’être ensemble suffisait à notre bonheur. » – voilà l’usage du monde, du frère Nicolas Bouvier.
« Au réveil, la nostalgie avait disparu » – voilà l’aube nouvelle du frère Arthur Rimbaud.
Transformer la mort en puissance de vie, à la façon de la joie spinoziste.
Et se placer de nouveau au commencement des choses, comme le dit Tchouang-Tseu.
« 30 mai Les autres me croient isolé ou enfermé, mais c’est le contraire : une cloison a disparu, des trésors de tendresse circulent et se renouvellent sans cesse. »
Et rire encore, ensemble, d’un rire énorme, stendhalien.
« Il faut être heureux pour se souvenir du bonheur. »
Une autre Aurélia bouleverse.
Jean François Billeter, Une autre Aurélia, Editions Allia, 2017, 96 pages